[DE CE MONDE] Inde, le yoga de la désunion
Quand Narendra Modi a pris les rênes de l’Inde en 2014, son désir de promouvoir à la face du monde la singularité culturelle de son pays sonnait comme un pied-de-nez à l’hégémonisme occidental. Plébiscite du yoga, valorisation des médecines traditionnelles… Au fil des ans, pourtant, l’arme s’est révélée à double tranchant. Qui Modi souhaitait-il soutenir : les Indiens, ou les Hindous ? Depuis son arrivée, les signes d’ostracisme de la communauté musulmane se multiplient. Dernier épisode dans cette stratégie de manipulation du soft power : la chasse aux sorcières parmi les vedettes de Bollywood.
Article paru sur Frictions – Février 2022
C’est peut-être l’un de mes souvenirs indiens les plus marquants. Et pourtant, des souvenirs en Inde, en vingt ans de reportages et de moments de vie sur cette terre d’une intensité folle, j’en ai un bon paquet de tonnes. 860 langues, 33 millions de dieux… J’aime la singularité et l’infinie complexité de ce pays où le meilleur côtoie le pire, et dont j’ai appris à dire que la seule généralité qui tienne, c’est que rien n’y est généralisable.
C’était lors de mon premier séjour. Novembre 2001, Jaipur. Mon arrivée avait été mouvementée. Débarquée en bus du Népal, j’avais pris un train à Bénarès en direction du Rajasthan, et eu la mauvaise idée à la gare d’acheter une bouteille d’eau frelatée. Résultat : quatorze heures d’enfer. Je n’avais dû mon salut qu’au porteur qui m’avait récupérée quand, à l’ouverture du wagon, je m’étais effondrée sur le quai.
L’avantage, quand on croit mourir, c’est que la vie prend une nouvelle saveur. Et en Inde, de la saveur, t’en as en veux-tu en voilà. A cette époque, Jaipur préparait Diwali, la fête des lumières. Partout, les gens se pressaient pour acheter guirlandes de fleurs, bougies, pétards et gâteaux au miel. Dans cette euphorie, j’avais pris un billet pour le Raj Mandir, le plus grand cinéma du Rajasthan. Ce que l’on y projetait, je m’en fichais : je souhaitais simplement faire l’expérience d’un film indien, en Inde, au sein d’une salle mythique, chef d’œuvre de l’Art déco.
Le blockbuster du jour était un biopic (comme on ne disait pas à l’époque) sur un empereur indien qui, au troisième siècle avant Jésus-Christ, avait délaissé les conquêtes meurtrières pour se dédier aux principes non-violents du bouddhisme et établir la paix sociale à travers son royaume : Asoka. A l’écran, ce souverain d’exception, le premier à avoir réalisé l’unité de l’Inde, était incarné par Shahrukh Khan. Ah, Shahrukh Khan ! 57 ans, 105 films, 28 millions d’abonnés sur Instagram. Le roi de Bollywood, l’acteur dont tout le monde raffole. Musulman, comme d’autres stars indiennes du grand écran, tels Salman Khan ou Aamir Khan.
Ce jour-là, j’ai donc vu une salle reprendre en chœur les chansons d’Asoka et applaudir à tout rompre son héros national. Au-delà du folklore, le symbole était fort : un musulman, jouant un prince jaïn converti au bouddhisme. « Any problem ? » No problem. Vingt ans plus tard, serait-ce encore possible ?
Octobre 2021 : le fils de Shahrukh Khan, 24 ans, est arrêté devant les caméras de télévision sur un yacht au large de Bombay. Chef d’accusation : implication dans un trafic international de drogue. Pourtant, aucune substance n’a été retrouvée sur le jeune homme, aucun test sanguin n’a été pratiqué sur lui ; à bord, seules de petites quantités de stupéfiants ont été découvertes dans les affaires des autres passagers. Après trois semaines de prison, Khan Junior a été libéré sous caution, « mais que signifie cette kabbale ? » s’interroge la journaliste Smita Singh. Comme beaucoup d’intellectuels, elle ne peut s’empêcher de faire le lien entre cet événement et l’arrivée au pouvoir, sept ans plus tôt, des nationalistes hindous.
Flashback. Mai 2014, le Bharatiya Janata Party (BJP), ou Parti du Peuple Indien, gagne les élections législatives. Son leader, Narendra Modi, devient premier ministre. Pour beaucoup, son arrivée est un espoir. Les milieux d’affaire lui font confiance. Economiquement, culturellement, il promet de déployer la puissance indienne. Ce pays a ceci de particulier : ici, Mc Donald’s n’a réussi à s’implanter qu’en 1996, soit 25 ans après la France, au prix de l’adaptation de ses recettes. Ici, le cinéma étranger ne représente que 10% des entrées en salle – le reste étant trusté par les productions en langue hindi, tamoule ou télougou. Ici, l’arrivée récente d’Uber n’a pas fait disparaître du paysage l’usage pléthorique des rickshaws.
Moi la première, quand Modi a affirmé qu’il pratiquait le yoga, j’ai dressé l’oreille. Un adepte de cette discipline ancestrale, vecteur de bien-être et de sérénité, ne pouvait être foncièrement mauvais ! Enthousiaste aussi, je l’ai été quand il a annoncé vouloir revaloriser les médecines traditionnelles telles que l’Ayurveda ; de les doter d’un ministère, de soutenir leur développement à l’étranger, de créer des hôpitaux alliant soins allopathiques et approche ayurvédique… Je connais ces médecines, j’ai beaucoup écrit à leur sujet ; et je leur dois à titre personnel une guérison spectaculaire. « Au moment de la crise du H1N1, m’a même raconté un ami médecin, il a d’abord été demandé à la population, en cas de symptôme, de se rendre au plus vite en laboratoire. » Or pour la majorité des Indiens, à 68% ruraux, le « laboratoire le plus proche » n’existe pas. Les gens tombaient comme des mouches jusqu’à ce que Modi ordonne la publication dans les journaux d’une annonce indiquant que l’infusion de feuille de papaye permettait de combattre ce type d’affection. « Et des papayers, en Inde, y en a partout, poursuivit mon ami. C’est ainsi qu’a été endiguée l’épidémie. »
Sur la scène internationale, Narendra Modi déploya sa stratégie en allant plaider auprès de l’ONU la création d’une Journée du Yoga. Le monde fut séduit : en trois mois, il obtint gain de cause. Le 21 juin 2015, le nouveau chef d’Etat apparut donc vêtu de blanc, avec sa barbe de vieux sage et une étole aux couleurs de l’Inde nouée autour du cou, devant 36000 tapis multicolores déployés sur l’asphalte de Delhi. « Nous ne faisons pas que célébrer une journée, déclara-t-il. Nous entraînons l’esprit humain à ouvrir une nouvelle ère de paix ». Une bonne demi-heure d’exercices physiques et respiratoires plus tard, on avait envie d’y croire à ce premier ministre soucieux d’œuvrer, par la pratique du yoga et les changements de modes de vie qu’elle induit, à « l’harmonie entre l’homme et la nature » et à « un monde sans tension ».
Oui mais voilà : s’il y a un intérêt légitime à faire rayonner les apports du yoga et de l’Ayurveda, toute instrumentalisation politique mise à part, l’enjeu de Modi est moins altruiste. L’homme sait ce qu’il fait : ces savoirs ancestraux sont des soft powers, c’est-à-dire des outils d’influence autres que coercitifs. En s’en faisant le chantre, non seulement il flatte la fibre patriotique des Indiens traditionnalistes, mais il s’achète une aura, une sympathie auprès des Occidentaux qui en raffolent – faisant presque oublier à l’extérieur de ses frontières qu’il est avant tout un ultra-nationaliste pour qui « nation » ne veut pas dire « indien » mais « hindou ».
Rappel : avec 195 millions de musulmans, soit 14% de sa population, l’Inde est la deuxième terre d’Islam du monde après l’Indonésie. Et Modi n’a jamais caché son inimitié pour cette part de ses concitoyens. Lorsqu’il était à la tête du Gujarat, une région de l’ouest de l’Inde, des pogroms antimusulmans ont vu le jour, qui ont valu au leader du BJP d’être interdit de visa aux Etats-Unis et au sein de l’Union européenne. Mais le suffrage universel est passé par là. Depuis son élection, chiffres à l’appui, les communautés musulmane et chrétienne indiennes sont régulièrement harcelées : selon l’organisation de data journalisme India Spend, 84% des victimes de violences exercées en Inde de 2010 à 2017 étaient musulmanes, et 97% de ces attaques ont été signalées après mai 2014, c’est-à-dire après l’arrivée au pouvoir de Modi.
En 2019, dans la foulée de sa réélection, il instituait une loi conditionnant l’obtention de la nationalité indienne par les réfugiés au fait de ne pas être musulman… Violant ainsi allégrement le principe de laïcité de l’Etat indien. L’affaire a déclenché des émeutes qui firent plusieurs dizaines de morts, le Haut-Commissariat des Nations-Unis aux droits de l’homme a qualifié le texte de « fondamentalement discriminatoire ». Bien loin des valeurs du yoga – dont le nom en sanskrit signifie… « union » !
Avec l’affaire Khan, Bollywood apparaît comme le nouveau cheval de Troie du BJP. Car si vu d’ici, le cinéma indien fait figure d’ovni, avec son esthétique colorée, son émotivité, ses chants et ses danses, il est un outil puissant de soft power, à l’intérieur du pays comme à l’extérieur. « Bollywood a toujours été un cinéma mondial, rappelle Smita Singh. Divertissants, conservateurs socialement et décomplexés face à l’industrie du spectacle américaine, ses films se sont exportés dès les années 40 du côté de l’ex-URSS, du Moyen-Orient, de l’Afrique ou du Sud-Est asiatique. »
Le cinéma est l’étendard d’une identité culturelle. Jusqu’à présent, Bollywood était le bastion d’une indianité inclusive. Et Shahrukh Khan, son symbole chéri. En 2004, dans un blockbuster nommé Veer-Zaara, le comédien interprétait un officier de l’Indian Air Force amoureux d’une Pakistanaise. En 2010, dans My name is Khan, il tenait le rôle d’un Indien musulman émigré aux Etats-Unis, confronté à l’islamophobie après les attentats du 11 septembre 2001. Mais « ce Khan-là n’est plus le bienvenu, constate avec amertume le journaliste Debasish Roy Chowdhury, auteur du livre To Kill A Democracy: India’s Passage To Despotism. En s’en prenant à la superstar et à son fils, « les représentants de Modi et ses trolls nationalistes hindous font passer un message clair : même les musulmans les plus puissants ont du souci à se faire. »
En 2015, suite au lynchage d’un musulman soupçonné d’avoir stocké du bœuf dans son réfrigérateur, Shahrukh Khan avait pris position contre « l’intolérance religieuse et les tensions communautaires grandissantes » dans son pays – ce qui n’avait pas été du goût des nationalistes. Jugée trop multiconfessionnelle, trop laïque et trop libertaire, l’industrie du cinéma est dans leur viseur des fondamentalistes, qui déversent leur haine sur les réseaux sociaux dès qu’une production n’est pas conforme à leur doxa. Ainsi l’actrice Deepika Padukone a-t-elle subi en 2020 des torrents d’injures pour avoir joué une femme victime d’attaques à l’acide ; et vu en 2017 sa tête mise à prix par un responsable du BJP pour avoir participé à un film dont il estimait qu’il ne respectait pas l’histoire de l’Inde. Sa famille et elle ont dû être mises sous protection judiciaire.
D’après le magazine The Wire, le BJP disposerait même d’un outil numérique baptisé Tek Fog, dont le but serait de pervertir le débat démocratique en saturant les réseaux de contenus haineux, en diffusant des fake news et en harcelant ses opposants avec des centaines de milliers de messages dégradants. Et ça marche : les esprits se polarisent. Sooryavanshi, le dernier film de l’acteur Akshay Kumar, notoirement proche de Narendra Modi et de ses opinions, fait un carton au box-office. Présenté comme « les aventures pleines d’action d’une escouade anti-terroriste en Inde », il joue le jeu dangereux, dans un contexte où les attaques islamophobes se multiplient sur le sol indien, d’amalgamer la communauté musulmane aux terroristes. Asoka, où es-tu passé ?
[DE CE MONDE] Auroville, une utopie en marche ?
C’est un matin comme un autre au centre de Pondichéry. Les embouteillages pétaradent, les enfants trottent vers l’école, les commerçants sirotent un thé sur le pas de leur porte. Quelques kilomètres plus tard, le scooter bifurque sur une piste. Soudain, tout est plus calme. Les panneaux défilent : Solitude, Surrender, Grace, Humility, Acceptance… Du nom des lieux dits qui composent Auroville, qu’on appelle ici « communautés » – et qui semblent tisser, déjà, un fil de conscience.
Derrière les feuillages, Auroville se laisse entrevoir. Un jardin d’enfant, une cuisine solaire, un dispensaire. Des villas, une fabrique de spiruline, un atelier d’instruments de musique… Terre rouge, ciel bleu, arbres verts : à l’écart de la pulsation bouillonnante de l’Inde, un écrin discret. « Auroville, c’est un mouvement d’Aïkido », me dira-t-on. Un geste en ouverture, un geste en retrait…
Esquissé à la fin des années 1950 par Mirra Alfassa, dite Mère, figure spirituelle de l’ashram du sage et philosophe indien Sri Aurobindo, le projet est devenu réalité le 28 février 1968, lorsque 5000 personnes de 124 nationalités se rassemblèrent sur une terre désertifiée du Tamil Nadu pour lancer la création de cette « cité idéale » avec le soutien de l’Unesco. Symbole de paix, désir d’une « unité humaine dans la diversité », Auroville se veut un lieu d’apprentissage perpétuel ouvert à tous ceux « qui ont soif de progrès et aspirent à une vie plus haute et plus vraie », ainsi qu’un terrain d’exploration en matière d’innovations sociales, environnementales, culturelles et spirituelles.
Une aspiration commune
« Auroville n’appartient à personne en particulier, mais à l’humanité dans son ensemble », clame sa charte. Pour y séjourner, « il faut être le serviteur volontaire de la conscience divine », poursuit-elle. Impossible de comprendre le lieu sans revenir à la vision de Sri Aurobindo et de Mère d’une nécessaire évolution de l’être, non plus basée sur la maîtrise de moyens extérieurs, mais sur le développement de qualités intérieures.
Cinquante ans plus tard, à l’heure où les éco-villages se multiplient, où en est l’initiative ? Qui sont ceux qui la portent ? « C’était en 1973, je terminais mes études de géographie et d’écologie, raconte Nadia Loury, présidente d’Auroville International France. J’avais trouvé dans la bibliothèque de mon père un ouvrage sur Sri Aurobindo. Ce livre apportait des réponses à mes questions sur le sens de la vie. » Son premier séjour à Auroville dura quatre mois. « Nous étions tous animés par l’envie de changer le monde », se souvient-elle. Et il fallait y croire : pas d’eau, pas d’électricité ; des maisons en bois de pakamaran, feuilles de palme et piliers de granit. « Nous avons commencé à semer, non par souci écologique, mais pour survivre ! souligne-t-elle. Le sol était dur, pauvre. On plantait des arbres à la barre à mine. »
Pas de dogme imposé : Auroville n’est pas un ashram, chacun est livré à lui-même. « C’était un peu le problème, estime Nadia Loury. Nous étions animés de grandes intentions, mais nous avions peu lu, peu pratiqué de discipline spirituelle. Il y avait des excès, mais tout le monde était mu par une aspiration. Au fond, on expérimentait au jour le jour », portés par l’élan de ceux qui choisissent de ne pas mener leur quête existentielle en huis-clos, mais dans l’édification d’une ville – « car à travers elle, c’est nous-mêmes que nous construisons », précise-t-elle.
Pourquoi suis-je là ? Quel est le sens de mes actions ? Comment apporter une nouvelle pierre ? Comment m’éveiller intérieurement pour y arriver ? « Incarner la conscience divine dans la matière » devrait y être la préoccupation de chacun, mais au fond, convient Nadia Loury, il y a « autant d’Auroville que d’Aurovilliens ». Brassage de nationalités autant que destins et de motivations, Auroville est un microcosme, avec ses règles, ses égos, ses réussites et ses échecs. Chacun arrive avec son passé, ses représentations et ses projections. Aux « purs et durs » de la première heure, se sont ajoutés des paumés fuyant leur réalité, des gens en quête d’une existence plus paisible et moins matérialiste, d’autres désireux d’explorer les potentiels de l’être à leur manière, au sein d’un environnement bienveillant. Certains y vivent repliés sur leur communauté d’origine, en en reproduisant les modes de pensée. D’autres noient leur angoisse métaphysique dans l’accumulation de connaissances ou la suractivité…
« Médi-clowns » canadiens, Fif Fernandes et Hamish Boyd cherchaient un point de chute en Inde. Un ami leur parla d’Auroville. Ils y passèrent sept semaines. Touchés par leurs visites au Matrimandir – le grandiose espace de concentration édifié au cœur de la cité –, ils vinrent s’y installer. « Moi qui étudiais le bouddhisme et m’étais intéressé à l’hindouisme, je trouvais les écrits de Sri Aurobindo obscurs et ne comprenais pas certaines de ses idées », indique Hamish. Il tomba malade. Le climat chaud et humide fut une épreuve. Et le couple peina à se loger – ils déménagèrent douze fois en un an ! « J’ai beaucoup râlé, confie Hamish. Il m’a fallu faire preuve de fluidité et de ténacité. »
Jusqu’à ce qu’un jour, lors d’un cours de pranayama, il entendit dans sa tête une voix. « Tout ce dont tu as besoin est ici », lui disait-elle. « Je me suis retourné, narre-t-il. Une photo de Mère me regardait. Etait-ce un message ou le fruit de mon imagination ? » Des intuitions et des synchronicités se mirent à affluer. « On devait visiter un appartement dans une communauté nommée Courage », illustre-t-il. Deux nuits d’affilée, Fif et lui firent des rêves désagréables associés à cet endroit, « comme pour [les] prévenir de ne pas y emménager ». Le soir, ils apprenaient qu’une chouette maison se libérait. Ils y vivent depuis quatre ans.
Une expérience personnelle
« Les écarts entre ce qu’est Auroville en théorie et la façon dont ça se passe concrètement, sont réels, estime Fif. Mais il y a quelque chose dans l’air… Si une pensée me traverse, Hamish le sent. Ce lieu est au service d’un changement de conscience. L’auto-examen y est primordial. Parvenir à l’unité humaine, c’est peut-être d’abord être en phase avec soi. Quand on est dans cet alignement, le lien aux autres suit naturellement. »
Pour progresser, d’autres ont au contraire besoin de s’extirper de la bulle d’Auroville. « Je suis arrivée ici il y a 24 ans, inspirée par la lecture de l’Agenda de Mère », explique Marie-Claire Barsotti. Elle qui peinait à trouver son équilibre dans la vie « normale », s’y sentit immédiatement chez elle. Enseignante en maternelle, elle s’y lança avec bonheur dans le design. Au bout de dix ans, elle dut cependant rentrer en France pour accompagner son fils. « Me retrouver dans 36m2 à Paris avec un mi-temps à 860 euros par mois, quel crash test ! » admet-elle. Elle comprit l’intérêt de l’épreuve quand elle rencontra le Dr Laskow, auteur du best-seller Guérir par l’amour. « A son contact, j’ai vu combien Auroville avait été pour moi un cocon, observe-t-elle. J’ai perçu tout ce que j’évitais en y vivant. A Auroville, je planais, je n’étais pas dans mon corps ! » Le Dr Laskow lui procura l’ancrage dont elle avait besoin. « Je suis retournée à Auroville plus enracinée, donc plus efficace. » Aujourd’hui, elle y concilie activité artistique, accompagnement « holoénergétique » et projets caritatifs.
Comment l’homme évolue-t-il le plus vite : en développant sa spiritualité à l’écart du monde ou en se frottant à celui-ci ? Soutenue par le gouvernement indien, Auroville est encore fragile économiquement. Sa création n’a pas toujours été bien vue par la population locale. Pour autant, si les pionniers ne s’étaient pas retroussés les manches, ce bout de terre n’aurait pas reverdi. Des emplois y ont été créés. Des compétences comme le reboisement, l’architecture ou l’agriculture biologique, y ont été développées…
2777 personnes issues de 54 nationalités, dont 43% d’Indiens, constituent actuellement la population d’Auroville. Des enfants y sont nés, des dizaines de milliers de gens y sont passés. Au gré de leur investissement, des infrastructures sont apparues, de nouveaux modes de gouvernance y sont testés. « Faire sa place ici nécessite d’infiltrer les réseaux, d’être proactif, de rendre des services et de savoir rebondir », note Didier Weiss, installé là depuis 22 ans. Car à moins d’avoir une source de revenus annexe, se pose vite la question des ressources. « Lorsqu’on travaille dans une des structures d’Auroville, on reçoit une “maintenance”, mais pour s’en contenter, il faut avoir l’esprit sâdhu ! pointe-t-il. Chacun amène ses compétences. En fonction de l’offre et de la demande, il lui sera possible de les valoriser, ou pas. » Ne pas y parvenir peut entraîner des frustrations.
Ingénieur du son, lui a cofondé une structure spécialisée dans la conception de studios d’enregistrement, basée à Auroville. « Je l’ai créée, mais elle appartient à la Fondation d’Auroville, précise-t-il. L’argent qu’elle génère revient à ceux qui y travaillent, mais aussi à la communauté. » Une bonne partie des revenus va au financement des écoles, des routes… ainsi qu’à des secteurs dont il peut décider, « comme la protection animale ». « En complément de la “maintenance”, mon entreprise me procure des avantages matériels, ce qui peut créer des jalousies », souligne-t-il. Auroville est humaine ; ses problèmes sont ceux du monde. Tout peut y être l’objet de critiques et de querelles. « Poser Auroville comme un lieu de progrès et d’apprentissage oblige à tout redéfinir, analyse l’enseignant-chercheur Jean-Yves Lung. Il faut accepter de se dire : on ne sait pas, mais on va essayer ensemble ! »
« Auroville est une tentative », conclut Nadia Loury. Un « laboratoire humain » tourné vers ce qui pourrait être le futur de l’humanité. « Bien sûr, on n’y est pas ! » insiste-t-elle. L’humain est apparu il y a 2,8 millions d’années. Pour aboutir à l’être « supramental » dont Sri Aurobindo et Mère ont eu la vision, il en faudra peut-être encore des millions. « Notre mission est d’avancer dans cette voie de la métamorphose, estime-t-elle, mais nous n’avons pas le mode d’emploi ! L’idéal serait qu’Auroville continue de se développer de manière organique, au plus près de sa Charte. »
Elle, depuis 40 ans, ne cesse d’y retourner. « Même si je n’y vis pas physiquement, je me sens Aurovillienne, dit-elle. C’est ma colonne vertébrale, mon point de cohérence. » A chacun de voir si l’aventure l’appelle. « Prenez le temps, remisez vos certitudes, ne jugez pas trop vite », conseille-t-elle. Quoi que vous y viviez, ressentez ce que ça crée en vous, demandez-vous pourquoi. Le défi d’une vie est de trouver l’harmonie dans le paradoxe et la complexité. A Auroville comme ailleurs.
Paru dans Inexploré Magazine – www.inrees.com
[DE CE MONDE] Bhikku Sanghasena
On l’appelle le moine rebelle, parce qu’il refuse de rester assis les bras croisés pendant que d’autres se débattent dans la précarité. Pour Bhikkhu Sanghasena, la compassion ne se prêche pas, elle s’incarne.
« Enfant, je marchais les pieds nus dans la neige, se souvient-il. Ma mère cuisinait sur un poêle à charbon qui lui brûlait les yeux, et devait parcourir un kilomètre pour laver le linge à la rivière. » Né dans un village reculé du Ladakh, grandi aux confins de cette région himalayenne perchée entre 3000 et 7000 mètres d’altitude, il s’engage à 17 ans dans l’armée indienne. «C’était le seul moyen de découvrir autre chose ! Depuis tout petit, la diversité du monde m’interroge. Je voulais tout comprendre, tout savoir.» L’uniforme est un échappatoire, pas une vocation. « A 21 ans, j’ai rencontré un moine bouddhiste, qui m’a parlé de sa vie. » Appel intérieur : il troque le kaki pour le carmin. Direction un monastère au sud de l’Inde.
Le jeune homme se voit bien y couler des jours paisibles loin de la rudesse des montagnes et des problèmes du monde… Pourtant, huit ans plus tard, il sort de sa bulle pour retourner au Ladakh. « Je ne pouvais pas rester les yeux fermés devant les difficultés de mon peuple. A l’époque, personne ne faisait rien pour eux. » Ce qui a dicté son choix ? « L’enseignement de Bouddha lui-même. Rien ne sert de philosopher sur la sagesse ou de réciter des mantras sur la compassion si c’est pour ne pas la mettre en action ! Je suis sûr que Bouddha aurait fait comme moi. »
Regard d’enfant
Pour lui, la compassion commence là, dans cette capacité à ne jamais se blaser – ni de ce que la vie offre de meilleur, ni de ce qu’elle a de pire – et à mettre systématiquement les choses en perspective. « Comment voulez-vous que je me prélasse au chaud en sirotant un café tant que je sais que quelque part, des gens n’ont pas de quoi manger ni s’abriter ? Ceux qui ont faim ou soif n’ont pas besoin d’un gourou mais de pain, d’eau, de médicaments, d’un toit sur la tête. » Candide ? Affranchi des postures, la mine douce et souriante, Bhikkhu Sanghasena porte son idéalisme en étendard. Fondateur d’une organisation caritative qui fournit (entre autres) une éducation de qualité à un millier d’enfants défavorisés, sans barrière de sexe ni d’origine, il reste capable de s’émerveiller et de garder son cap.
Son secret ? « La méditation ! Méditer, c’est expérimenter la joie et la sérénité en soi. La compassion, c’est l’exprimer et la partager avec les autres. Elles doivent aller ensemble ! Au début, je n’avais pas un sou en poche, rien à montrer pour expliquer mon projet, personne pour partager ma vision et mon implication. Le terrain que j’avais acheté à quelques kilomètres de Leh (la principale ville du Ladakh) ressemblait à la lune. Plusieurs fois, j’ai failli baisser les bras. Encore aujourd’hui, il faut sans cesse consolider l’existant, développer les capacités d’accueil, trouver des sources de financement… La méditation me permet de ne pas m’user face à la lourdeur de la tâche, et de prendre conscience que ces difficultés ne concernent que moi ; si je les dépasse, je peux aider des centaines de personnes. »
Y compris en formant des occidentaux – et une nouvelle génération d’indiens – à la méditation. « Mon but est de donner à chacun la nourriture dont il a besoin pour aller plus loin dans sa vie et construire son chemin, commente-t-il. Pour mon peuple, l’urgence c’était l’accès aux soins, à l’éducation, à des hébergements décents. Pour celui dont la sécurité matérielle est déjà assurée, c’est de trouver un sens profond à l’existence. Le confort est nécessaire, mais pas suffisant. Si on mettait la technologie et l’économie au service du développement spirituel, plutôt qu’à celui de toujours plus de technologie et d’économie, on pourrait tous atteindre rapidement l’éveil ! »
Pas en rêve, pas un jour, pas dans une autre vie ou au Paradis : concrètement, ici et maintenant. Pour soi, pour les autres. « La méditation aide à se recentrer, à prendre conscience de son lien au monde, et qu’on a le pouvoir d’agir. » Par un geste, une attention, quelques heures consacrées à mettre ses compétences au service des plus démunis… « Mon but est de rendre la spiritualité accessible et de l’ancrer dans la vie quotidienne, au-delà des rites, des croyances », des dévotions aveugles à un gourou ou un autre.
Non-conformiste
Quitte à secouer l’ordre établi. « En voyageant à Taiwan, je me suis rendu compte que les nonnes y étaient très respectées, alors qu’au Ladakh, elles étaient laissées pour compte, raconte Bhikkhu Sanghasena. Ce n’était pas une discrimination délibérée, juste l’acceptation d’un état de fait. » Qu’il décide de faire évoluer. « J’ai alerté les leaders bouddhistes ; certains se sont retranchés derrière les écritures. Pourquoi toujours en revenir aux textes ? Ils sont importants mais ne sont pas vivants, contrairement à ces jeunes filles, pourvues de facultés intellectuelles et spirituelles similaires à celles de leurs frères. Arrêtons de comparer et de confronter ; chacun est unique. »
Le moine crée alors son propre couvent, en complément d’un monastère et d’écoles laïques pour filles et garçons, où il remet en question le contenu de l’enseignement traditionnel. « Chez nous, les programmes sont holistiques : au-delà des matières classiques, comme l’histoire ou les mathématiques, les enfants apprennent à méditer, à cultiver leur attention, leur intégrité et leur compassion. Je veux en faire des êtres solides sur leurs jambes, indépendants, intelligents, respectueux de l’environnement, ouverts socialement », capables de comprendre le monde dans lequel ils vivent, de s’y adapter et d’y apporter leur pierre.
Sans prosélytisme. « Bouddha n’était pas bouddhiste, Jésus n’était pas chrétien ! », s’amuse Bhikkhu Sanghasena. Juste des hommes de valeur, « des modèles qui ont su trouver leur chemin. A nous de faire pareil, d’ouvrir nos cœurs et d’embrasser l’humanité entière. » En comprenant que quand on donne, on reçoit. « Certains de mes anciens élèves, alors qu’ils avaient les capacités de faire de brillantes carrières et de gagner plus d’argent ailleurs, sont revenus travailler à mes côtés. C’est ma récompense. »

Post-Partum
Post-partum : du latin Post : « après », et Partum : « mise bas ». J’aime ce terme un peu barbare parce que, justement, il est barbare. Il assume une crudité, un pragmatisme. Être mère, ce n’est pas forcément bleu layette et rose glamour. Ça ne fait pas areuh areuh tous les jours… Tout en faisant areuh areuh quand même, parce que là sont la magie et la complexité de l’affaire : on s’émerveille d’avoir ce bout d’ange niché au creux des bras, on adore l’idée de le chérir et de le voir grandir. Faut-il pour autant en nier les aléas ? Un recueil de 13 témoignages pour libérer une parole et exploser les tabous autour de la période encore trop mal connue et mal vécue du post-partum. Un panorama franc et sensible de ce qui se joue durant cette période, du rire aux larmes, de l’émerveillement à la frustration, sur ce fil fragile sur lequel tanguent tous les nouveaux parents. Des éclairages d’experts, des conseils pratiques et des pistes de solutions politiques. Témoignages illustrés par Fanny Vella.
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Le bruit des avions et le chant des oiseaux. A Villepinte, à proximité de l’aéroport Charles de Gaulle, le Parc du Sausset est un miracle de verdure, à la presque extrémité du RER B. Sur les 1,7 hectares de “ferme urbaine” consentis à Pariciflore par le département de Seine-Saint-Denis, une stagiaire mélange de la terre […]
[EN IMAGES] Dazibao, la psychiatrie fait le mur
Un Dazibao, en Chine, c’est un journal réalisé par un simple citoyen sur un sujet politique ou social, puis placardé publiquement sur les murs. Parce que parfois, les murs derrière lesquels nous nous réfugions nous enferment plutôt qu’ils nous protègent, l’artiste Ramuntcho Matta a invité pendant plusieurs semaines les bénéficiaires du Centre médico-psychologique de Château-Thierry […]
[DE CE MONDE] La voie du dépouillement personnel
“Moi” d’un côté, “le monde” de l’autre : une dichotomie fondamentale dans notre expérience de l’existence… mais génératrice de beaucoup de souffrance. Et si elle était illusoire ? Il était une fois un homme, qui se lève le matin. L’homme va dans sa salle de bain et comme bien des matins, se regarde dans le […]