[DE CE MONDE] Une écologie du soin

Tu finiras à Prémontré”. A Château-Thierry, dans l’Aisne, c’est ce que l’on dit parfois aux enfants : “Si tu n’es pas sage, tu finiras à Prémontré”. Parfois on dit aussi : “Mais c’est qui ce type ? Il est de Prémontré ou quoi ?” Prémontré, c’est le village où se situe l’hôpital psychiatrique. Là où depuis des siècles, au cœur de la forêt de Saint-Gobain, au sein d’une ancienne abbaye, on place les fous, les étranges, les qui-ne-collent-pas-dans-le-décor. Là où on les soigne. Où on les protège d’eux-mêmes, autant que de la brutalité du jeu et du regard social.

Les études de l’Organisation mondiale de la santé indiquent qu’en 2019, environ un milliard de personnes étaient concernées par un trouble psychique. 13% de la population mondiale. Une personne sur huit. Parmi ces troubles, l’anxiété et la dépression sont de loin les plus répandues. La crise sanitaire a accentué l’urgence. Les centres médico-psychologiques sont débordés de demandes. Jeunes en plein désarroi, adultes bousculés par une épreuve, personne n’est à l’abri : au quotidien, on fait du mieux qu’on peut et puis un jour, patatras, le vase déborde et on n’a plus la ressource de faire face.

La santé mentale reste taboue. De quoi avons-nous peur ? Qu’elle nous révèle, comme un miroir tendu, nos parts les plus vulnérables ? En hébreu, le mot “maladie” signifie “tourner en rond” : face à la difficulté, comment ouvrir des fenêtres et retisser l’indispensable lien, l’indispensable élan dont nous avons besoin pour sortir de la boucle et aller de l’avant ?

Ouvrir une porte

Juin 2022. Cinq patients du Centre médico-psychologique (CMP) de Château-Thierry franchissent les grilles de l’hôpital de Prémontré. Ils sont accompagnés de deux infirmières et d’une médecin psychiatre, mais s’ils sont là, ce n’est pas pour consulter : c’est pour coller sur les murs d’enceinte de l’établissement le “dazibao” qu’ils ont conçu, quatre mois durant, avec l’artiste multidisciplinaire Ramuntcho Matta.

En Chine, un dazibao est  un journal réalisé par un simple citoyen sur un sujet politique ou social, puis placardé publiquement, explique celui-ci. L’objectif était d’inviter chacun à se mettre au mur, plutôt que de rester dos au mur !” C’est-à-dire à faire émerger un thème qui le touche, puis à trouver une façon de l’exprimer et de le partager. “Car le but, au-delà de soi, est de voir comment l’expression de nos doutes, de nos fragilités, peut créer une résonance chez les autres, estime Ramuntcho Matta. Et les inciter ainsi, à leur tour, à assumer leurs complexités.”

Voilà une dizaine d’années que Ramuntcho Matta collabore avec le CMP de Château-Thierry. “Les infirmières avaient vu dans le journal qu’il venait de s’installer dans la région, raconte le psychiatre Philippe Gasnier, aujourd’hui Chef de Pôle au sein de l’Établissement public de santé mentale départemental (EPSMD) de l’Aisne. Je suis allé le rencontrer à Lizières, le centre de cultures et de ressources qu’il a créé. Soigner ne peut s’arrêter à poser un diagnostic et administrer des médicaments. Il faut essayer pour chacun d’ouvrir une porte qui lui donnera le sentiment de trouver une voie.”

Lors de la première séance du projet “dazibao”, dans le sous-sol du CMP, personne ne sait comment les choses vont se dérouler. Artiste, infirmières, patients, tout le monde est assis autour de la même table. L’objectif n’est pas de “faire faire”, mais de “faire ensemble”. Discuter du projet, sentir ce que chacun aurait envie d’y mettre, laisser une forme émerger. “Dans ce type d’action, il n’y a pas de barrières entre soignants et soignés, confirme Claudie Fagnon, l’infirmière référente. Nous sommes tous participants. Le programme est très ouvert, rien n’est annoncé à l’avance. Cela évite les angoisses d’anticipation, et cela laisse le champ libre à la surprise et au collaboratif.

Bien sûr, l’inconnu peut faire peur : certains patients préfèrent le cadre rassurant d’activités plus dirigées. Mais pour les autres, l’aventure se révèle de séance en séance. “Au départ, il a fallu laisser jaillir un nom”, se souvient une participante. Un nom d’artiste, volontiers fantaisiste, comme une invitation à sortir du carcan habituel de nos identités. “Puis laisser jaillir un mot, poursuit-elle, à partir duquel nous avons tissé d’autres mots, eux-mêmes supports à l’invention d’un texte, d’une image ou d’une histoire.” L’un a choisi le mot “Paresse”. Décliné en “sommeil, coq, pensées, réveil, grenouilles, stabilité, cycle…”, il a fini par donner naissance à cinq haïkus.

Redevenir sujet

Conte, poème, dessin, origami, calligramme : chacun, petit à petit, fait éclore une forme qui viendra s’afficher. “Je n’ai jamais aucune idée du résultat avant de commencer, insiste Ramuntcho Matta. Les bénéficiaires sentent cette virginité partagée, ce désir extrêmement honnête de partager une expérience ensemble.” En filigrane de l’expression artistique, autre chose se joue. De semaine en semaine, d’un échange à l’autre, la confiance s’installe, la parole s’ouvre. Enfance maltraitée, deuils impossibles… “Je repasse mon passé en boucle, confie une participante. J’ai sauvé ma peau, mais je ne me suis pas remise de cette douleur.” Ramuntcho Matta, alors, écoute et encourage : comment transmuter la difficulté pour “faire avec” ? Imaginer un texte, laisser émerger un dessin… “Ma vie est très plate, dit une autre bénéficiaire, bloquée devant sa page blanche. Avant, je travaillais, j’avais des amis. Aujourd’hui, je n’arrive plus à entrer en connexion. Je ne pense à rien”. L’artiste saisit la perche : “A quoi ressemble ce rien ? Si je vous demande de la dessiner ? C’est une ombre ? Et bien dessinez l’ombre ! Il y a peut-être des ombres dont vous avez besoin. C’est ça, la création. L’épreuve a peut-être pour objectif de vous faire aller à la rencontre d’une partie de vous-même que vous ne connaissez pas encore. Pour l’instant, vous avez peut-être besoin de vous enivrer de formes. On verra bien où ces formes vous mènent ! Ce n’est pas facile, je sais, mais vous pensez que c’est facile, pour la plante, de pousser ?” Tout à coup, ça y est : la dame se met à dessiner les contours d’une plante, puis elle lui ajoute des couleurs ; des fleurs. Sur son visage, un sourire s’épanouit, ses yeux se plissent de malice. 

Au fil des séances, j’ai vu les patients se décontracter, témoigne Claudie Fagnon. Les ateliers menés par Ramuntcho Matta leur redonnent une place de sujets. Généralement, on ne leur demande jamais rien, à part de venir aux consultations. Lors d’activités plus occupationnelles, ils restent centrés sur eux-mêmes. Là, ils sont si étonnés qu’on les sollicite !” Ramuntcho Matta ne les traite pas en patients ; et comme il n’est pas soignant, il occupe vis-à-vis d’eux une position neutre. “Au fur et à mesure, les patients se sont découverts, et nous aussi, nous les avons découverts, note Claudie Fagnon. Le projet a fait naître entre eux une cohésion. Leurs mouvements et leur expression se sont libérés. Ils ont ri de se découvrir de telles capacités.”

Ramuntcho Matta est sensibilisé depuis l’enfance aux troubles psychiques. Diagnostiqué autiste tout petit, il parvient à dépasser ses difficultés par la pratique du yoga, puis de la musique. L’un de ses frères, schizophrène, lui ouvre aussi les portes d’une autre forme de communication, “plus silencieuse, plus sensible, plus observatrice”. Quand ce frère met fin à ses jours, ses parents lui font rencontrer le psychanalyste Félix Guattari, qui lui propose de venir à la clinique de La Borde. “Pourquoi, je suis fou ?” demande l’adolescent. “La folie est à la lisière de notre quotidien, lui répond Félix Guattari. Si tu viens à La Borde, tu pourras faire du bien à beaucoup de gens.” Sans tomber dans une vision romantique ou simplificatrice du trouble, Ramuntcho Matta s’aperçoit alors de la “potentialité” de sa singularité.

Art de revitalisation 

L’art en milieu psychiatrique n’est pas nouveau. L’asile a vécu : depuis longtemps, la psychiatrie s’est humanisée ; désormais, elle se pratique souvent au plus près de la population, via des structures ambulatoires comme les centres médico-psychologiques, les centres d’aide thérapeutique à temps partiel ou les hôpitaux de jour. “Il y a une vingtaine d’années, est né le programme Culture à l’Hôpital, porté par le Ministère de la Santé et celui de la Culture”, rappelle Laurent Barret, Directeur de l’EPSMD de l’Aisne. Dans cet élan, des initiatives ont éclos. “Pour moi, la culture est un soin, poursuit Laurent Barret. Ce qui est surtout intéressant, dans ces démarches, c’est la coopération, la co-construction. L’artiste hors sol, qui viendrait faire des choses avec les patients sans prendre le pouls de la structure, sans chercher à connaître son fonctionnement, n’aurait pas d’intérêt. C’est la rencontre qui fait la richesse d’un projet.

La souffrance psychique engendre beaucoup d’isolement et de repli. Comment, par un dessin, un peu de guitare, un peu de danse, renouer chaque jour avec sa part enfantine, se remettre en mouvement et produire quelque chose, “quoi que ce soit” ? Juin 2023 : une nouvelle collaboration s’achève entre Ramuntcho Matta et le CMP de Château-Thierry. Celle-ci aura duré neuf mois, et se sera tenue presque intégralement à Lizières. Son thème : “sortir du dé-corps”.

“Les patients sont souvent coupés de leur corps, détaille Claudie Fagnon. Ils peinent à identifier où il est, à ressentir, à exprimer des choses avec lui.” Là encore, pas de plan défini à l’avance : “Tout part de qui sont les gens autour de la table , souligne Ramuntcho Matta. Nous commençons par créer la discussion. Une fois le lien noué, se met en place un programme, en accord entre toutes les parties.” Des exercices de taï chi, pour réveiller la conscience du corps ; des temps de cuisine, pour retrouver appétence au “bien manger” ; des sessions de jardinage, pour renouer le contact avec la terre ; des moments de création de chansons, pour mettre en mots son intériorité… Jusqu’à ce qu’émerge  l’idée de créer un outil qui puisse être, pour chacun, une aide à la motivation.

Les patients relatent que leurs matins sont tous identiques, rapporte Claudie Fagnon. Ils se sentent vides : d’idées, d’objectifs. Comment se mettre en mouvement ?” Ainsi naît, au fil des séances, Le jeu du je, qui invite d’un coup de dé à réaliser un geste, parmi des choix proposés : pratiquer un exercice de taï chi, goûter un aliment nouveau, faire une grimace, écouter les oiseaux…  “Jamais il y a neuf mois nous n’aurions imaginé en arriver là ! sourit Claudie Fagnon. Les patients sont très fiers de ce qu’ils ont créé”. Et les résultats sont là :  “Nous avons observé que le recours au dé dévie la peur et réduit l’angoisse, commente Laëtitia Lutringer, cadre de santé au CMP de Château-Thierry. Certains sont rassurés de l’avoir dans la poche. Grâce à lui, ils réussissent à élire une action”, et à réaliser l’acte qui leur semblait insurmontable, comme, par exemple, l’achat de courses alimentaires. “Quand je sors de chez moi, je n’y arrive pas, j’appelle au CMP, ils me rassurent, et je parviens à aller chercher mon courrier, raconte un bénéficiaire. Mais je suis content, j’ai réussi à lancer mon dé et j’ai appelé Claudie pour lui dire que j’étais tombé sur une musique à écouter. J’ai écouté Florent Pagny, j’aime trop, et ensuite j’étais comme heureux. » 

Une écologie du soin

Ce qui se joue, en filigrane, c’est une écologie du soin, c’est-à-dire une attention portée à l’autre, et à la qualité de la relation que l’on noue avec lui. Un individu n’est jamais réductible à une seule chose, ponctue le Dr Gasnier. Plus on étiquette, moins ça marche.” Les gens ne sont pas leur symptôme, et “le soin” n’est pas “les soins”. Prendre soin, c’est se soucier ; faire des soins, c’est poser des actes, analyse le médecin en santé publique Walter Hesbeen. Aujourd’hui, beaucoup de professionnels de santé pensent qu’en faisant ce qu’il y a à faire, ils prennent soin de la personne. Mais on peut très bien poser un acte, être dans l’excellence techno-scientifique, tout en négligeant l’individu à qui cet acte se destine !” Selon lui, ce qu’il faudrait remettre au centre, c’est “la délicatesse”,  c’est-à-dire la finesse dans le rapport à autrui. “Posons-nous la question, poursuit-il : fondamentalement, exerçons-nous un métier d’actes et de tâches, ou un métier de la relation à l’humain ? Ce qu’il faut retrouver, c’est cette capacité à reconnaître que quoi que nous fassions, quoi que nous disions, c’est toujours du corps et de la vie de l’autre dont il s’agit.” 

Les activités menées par Ramuntcho Matta auprès du CMP viennent d’être agréées par l’Agence Régionale de Santé comme une alternative à l’hospitalisation. Et l’EPSMD de l’Aisne réfléchit à développer de plus en plus ce type de “prescriptions culturelles”. Je ne suis pas thérapeute, je suis artiste, conclut Ramuntcho Matta. Ce que je mets en place ne remplace pas la prise en charge médicale ; c’est un complément. Chacun de nous, à sa façon, apporte un petit édifice à la guérison de tout le monde.” 

Reportage paru dans le magazine Décisions Durables – Eté 2023

SOIGNER L’HÔPITAL

Pour Laurent Barret, Directeur de l’établissement public de santé mentale départemental de l’Aisne, favoriser la culture à l’hôpital est aussi un moyen de soigner l’hôpital. “L’hôpital va mal, assume-t-il. On note une désaffection des professionnels pour leur métier.” Les logiques organisationnelles centrées sur les tâches à mener et leur traçabilité, plutôt que sur la qualité de présence aux côtés des patients, crée un épuisement et une perte de sens.  L’ouverture de l’hôpital à d’autres intervenants, dotés d’autres approches, peut “faire cheminer les soignants”, confirme Laëtitia Lutringer, cadre de santé au CMP de Château-Thierry, et leur permettre d’appréhender la prise en charge sous un jour différent. “Depuis deux ans, nous organisons avec la Chaire de Philosophie à l’Hôpital des conférences au sein de notre établissement, sur le thème des interactions entre soins, nature et patrimoine”, ajoute Laurent Barret. Ces échanges permettent de penser le soin autrement, “dans une multidimension.”