[ENTRETIEN] François “Metsa” Demange
Dans les traditions chamaniques d’Amazonie et d’Amérique du Nord, le chant occupe une place centrale. Le guérisseur François Demange, dit Metsa, a été initié à ces pratiques. Il a même consacré une maîtrise d’anthropologie aux chants comme outils thérapeutiques dans le chamanisme traditionnel. Pourquoi cet intérêt ?
Le chant joue depuis toujours un rôle important dans les traditions de guérison du monde entier…
Beaucoup d’anthropologues se sont penchés sur la question ; le français Gilbert Rouger, par exemple, est l’auteur de La musique et la transe. Les traditions diffèrent mais le chant est toujours un outil d’expression : de soi, de sa connexion au monde spirituel, d’une prière, d’une intention… En arrivant en Amazonie, j’ai été stupéfait de découvrir comment les chamanes les utilisaient pour transformer une énergie et aider les gens à aller mieux. Leur pratique était à mille lieues de mon éducation et de mon acquis culturel. J’ai eu à cœur de m’initier et de comprendre.
D’où viennent les chants que vous utilisez en cérémonie ?
Tout part du concept que certaines plantes ont un pouvoir médicinal ou spirituel, qu’elles sont animées d’une conscience. Si l’on « diète » ces plantes, en suivant une certaine ascèse, à l’écart de la société, on finit par cultiver une connexion au monde végétal, on en acquiert une perception et une compréhension ; l’esprit de la plante vient et enseigne. Dans l’histoire de la tradition, le chant est transmis directement par la plante. Depuis 20 ans que je fais des diètes, il m’est arrivé de recevoir des accords et des harmoniques, sous forme de rêves. Chez les Quechua Lamista, les chants sont écrits, ils se transmettent de génération en génération. Ce sont des chants très répétitifs, comme des mantras, avec un début et une fin. Chez les indiens Shipibo, tout se fait dans la vision. En fonction de ses capacités, de son art, chaque guérisseur développe sa façon d’exprimer sa relation au monde des esprits, de se relier à la médecine traditionnelle et de la transmettre. La musique devient un moyen de communiquer cette connexion-là aux autres.
Quel est précisément le rôle des chants dans les cérémonies d’ayahuasca ?
Chanter pour quelqu’un en cérémonie est une action bien spécifique. L’ayahuasca ouvre à un état d’hyper-sensibilité et de supra-conscience, qui donne accès à des visions. Le chamane, par son apprentissage, a appris à les interpréter. Il sait lire ce qu’il se passe dans le corps et l’âme des participants, repère les pathologies, pose un diagnostic et identifie dans quelle direction il doit aller. Le chant intervient alors comme un outil thérapeutique. Le guérisseur le construit en fonction de ce qu’il voit, à partir de tout le vocabulaire chamanique qu’il a acquis. Le chant est l’expression à la fois de sa médecine et de son intention – apaiser, ouvrir, guider, soigner… Il devient porteur et passeur de la force du guérisseur, des esprits et des énergies que celui-ci a appelés pour transformer et optimiser ce qu’il a perçu chez le patient. Une vibration, une émotion passent. Une connexion et un échange s’établissent. Le chant redessine le contour de la vision et modifie l’énergie du patient, le soin se met en place. C’est très particulier, c’est très beau.
Est-ce la même chose chez les indiens d’Amérique du Nord ?
Pour eux, le chant est plutôt une forme de prière, où tout le monde est invité à participer. Le chanteur principal lance un appel ; les autres membres du groupe répondent en écho. Dans les grandes plaines amérindiennes, on dit toujours « All my relations » : « Nous sommes tous reliés ». Le chant est un moyen pour les hommes de se connecter en un esprit, en un seul cœur, avec la Terre Mère, le Père Ciel, les animaux, les pierres, l’eau, les quatre directions… Tout le monde, ensemble, participe à la connexion spirituelle.
Conseilleriez-vous aux gens d’essayer de trouver leur propre chant ?
Dans l’absolu, c’est juste : chacun, en se connectant à son intériorité, peut faire émerger un son qui lui sera guérisseur. Mais attention : aujourd’hui, on veut tout très vite. Je viens d’une tradition où l’on ne peut pas faire n’importe quoi tout de suite, où il convient de s’inscrire dans une lignée et une transmission ancestrale. Avant de se mettre à inventer des choses ou à les mettre à sa sauce, il faut d’abord acquérir les racines et les bases. Sinon, on peut passer à côté ou tomber dans une espèce d’illusion, un imaginaire ou une dilatation de l’égo – « Ça y est, je suis chamane, j’ai des pouvoirs, des visions, une connexion spirituelle… » C’est un peu ridicule, et souvent, ça finit par péter. Chanter pour soi, puis pour les autres, doit d’abord passer par un ancrage et un apprentissage concret, porté par une personne expérimentée et intègre. Cela demande beaucoup de patience, d’engagement, d’humilité et de discernement. Personnellement, je n’ai commencé à chanter en cérémonie qu’après quatre ans en Amazonie. C’est comme tout : il faut commencer par se faire un peu la cuirasse, puis se dire que rien n’est jamais acquis, rester dans le calme intérieur, l’ouverture et la prière.
Au final, que vous a appris la fréquentation de ces mondes ?
Que tout est langage. Le chant, la danse, les plantes, la relation aux montagnes, les visions de l’ayahuasca, les esprits… Tout est manière de se relier. Mon rôle aujourd’hui est d’amener les occidentaux à toucher du doigt ce langage de la nature et de l’invisible, à découvrir comment on s’y connecte et comment on communique avec lui.
Entretien publié en octobre 2014 dans “Inexploré Magazine”
TEMOIGNAGE
Le cinéaste Jan Kounen connaît bien les chants guérisseurs des chamanes amazoniens. Dans la préface de De l’ombre à la lumière (Metsa, Mama Editions), il raconte une expérience vécue au Pérou lors d’une cérémonie d’ayahuasca.
« L’ivresse à son climax, je serre mes petites fesses pour résister à un départ en vrille un peu violent. Dans la maloca sombre et habitée, bruits de vomissement, petits rires nerveux, soupirs et larmes… Dans le tumulte, tandis que je me mets en prière anti-vrille, je perçois le mouvement d’un homme imposant, titubant légèrement, qui s’approche. Il s’arrête devant moi et s’assoit. Ouf ! Un guérisseur a perçu ma vrille ; je me prépare à recevoir un chant. C’est un peu comme si votre bateau venait de couler, vous vous retrouvez accroché à la bouée de feu le Sans retour, votre petit esquif tout seul dans une mer démontée, et voilà que vous entendez le doux vrombissement des pales de l’hélico de la sécurité civile qui approche. Ça va mieux, y a qu’à saisir le filin, concentre-toi ! Le chant, c’est ce filin, et je m’accroche. Il se déroule : les visions s’assombrissent, mais c’est la catharsis ; je ne résiste pas et traverse, fenêtres fermées, des banlieues de démons, parfaitement guidé pour déboucher vers la lumière d’une clairière champêtre. Une idée germe dans mon esprit ivre : « Quand un pilote est en vrille, au lieu de résister, il doit accélérer pour dominer le mouvement et reprendre le contrôle. » C’est ce qu’a fait le chant ; il a eu pour effet de me sortir de l’enfer et de me catapulter à nouveau vers le ciel étoilé, m’évitant de me retrouver en slip à Démon City. »
[EN IMAGES] Chronopuncture, remettre le temps en mouvement
Jean Motte était enfant quand un acupuncteur soigna son père d’une sciatique. Formé au Japon puis en France, Jean Motte exerce aujourd’hui depuis près de 40 ans, et transmet au sein de son école une acupuncture traditionnelle, inspirée de pratiques chamaniques. Une discipline en lien avec le Ciel, la Terre et le Temps…
[DE CE MONDE] Le chamanisme de la rose
On connaît la médecine amazonienne et la force de ses plantes psychotropes. Et si le monde avait aujourd’hui besoin d’autres énergies ? Pour Isabelle André, tout commence en Amazonie il y a une dizaine d’années. Proche du burn-out, la psychothérapeute se retrouve par une série de rencontres et de coïncidences au Pérou, où elle découvre l’ayahuasca. En fin de séjour, le chamane lui propose de continuer son initiation pendant un an. Mais impossible pour elle de rester aussi longtemps ! « Tu vas rentrer chez toi et poursuivre un processus d’apprentissage avec une autre plante, lui dit-il. La rose. »
La rose ? Loin de la radicalité de l’ayahuasca, elle aussi a sa médecine. Moins yang, plus yin. Mais peut-être pas moins efficace… Les cultures chamaniques considèrent que chaque espèce végétale est dotée d’une intelligence propre. Certaines soignent le corps, d’autres ouvrent notre conscience et nous guident dans notre évolution intérieure. Pour se mettre en relation avec leur énergie et recevoir leur aide, il faut les « diéter », c’est-à-dire les absorber quotidiennement durant un temps donné, en observant certaines restrictions comportementales et alimentaires.
Guérir le cœur
Après réflexion, Isabelle André s’astreignit pendant un an à cette diète de rose. Cette année-là, elle rencontra son mari et emménagea à la campagne – deux changements déjà notables –, puis poursuivit son quotidien sans attentes particulières, jusqu’à remarquer qu’elle ne cessait de voir des coccinelles. « Pratiquement tous les jours, pendant toute une année ! » précise-t-elle. D’abord interpelée, elle finit par comprendre qu’elles étaient le signe que lui envoyait la rose pour « garder le contact » et communiquer avec elle. Depuis, quand elle en ressent la justesse, la psychothérapeute intègre la diète de rose dans ses accompagnements – notamment lorsqu’il s’agit d’aider la personne à transcender ses blessures affectives ou à s’ouvrir à l’amour.
Et s’il y avait là quelque chose d’important ? Universellement, la rose évoque l’ouverture du cœur. Depuis l’Antiquité, on la retrouve dans des textes religieux, l’enluminure de livres saints ou l’architecture de lieux sacrés. En Islam, on dit qu’elle serait née d’une perle de sueur de Mahomet. Chez les Chrétiens, que le sang du Christ l’a faite fleurir au pied de la croix. La Sama, la danse giratoire des soufis, débute aussi par quelques gouttes d’essence de rose, symbole de cette présence divine que l’on peut ressentir sans la voir ni la saisir…
Emblème du Paradis pour les premiers chrétiens, porteuse du mystère de la vie et de l’immortalité, elle est en outre en lien avec l’énergie mariale – « Rose mystique » est un des noms attribués à la Vierge. « Son énergie est celle du futur, car elle est reliée au cœur, estime un fabricant d’huiles essentielles. Comment guérir le monde sans elle ? Toute blessure est une blessure d’amour… »
La psychothérapeute et psychologue clinicienne Myriam Beaugendre, qui organise elle aussi des diètes de rose, confirme : « Pour la plupart, nous avons été blessés et endurcis par la vie. La rose c’est la restauration en soi, chez les femmes comme chez les hommes, du féminin, de la douceur, d’accueil, de la bonté, de la paix. » Par la présence de ses épines, elle nous invite également à explorer notre capacité à poser des limites. « Cette fleur solaire, emblème de beauté et de volupté, a appris à se défendre, pointe-t-elle. Elle peut nous enseigner à prendre notre place, en maintenant à distance ce qui pourrait nous en empêcher. » Et à travailler sur nos ombres – c’est-à-dire sur « les endroits où nous pouvons nous-mêmes être blessants. C’est un chemin initiatique en tant que tel ».
Elle, a d’abord rencontré la rose « spirituellement », à l’occasion d’une cérémonie. « Ce qui m’a intéressée, c’est que c’est une plante de chez nous, expose-t-elle. Elle est un point de rencontre entre la tradition chamanique et la culture chrétienne, par la présence de la Vierge Marie. Après avoir appris à travailler avec l’esprit des plantes en Amazonie pendant dix ans, il me semblait pertinent de ramener et d’intégrer ce savoir ici, en l’appliquant aux plantes qui font partie de notre héritage. »
La rose ouvre une porte : celle d’un chamanisme au féminin, axé sur la douceur et l’ouverture du cœur. Celle d’un chamanisme occidental, aussi, invitant dans son élan au réveil de l’esprit des plantes et des arbres de nos régions, ainsi qu’à la redécouverte de leurs pouvoirs – l’acacia pouvant par exemple « accompagner les changements de vie », indique Isabelle André, et le millepertuis « aider au nettoyage des blessures psychiques ».
Une expérience intime
Isabelle André se souvient d’une patiente dont le désir d’enfant n’arrivait pas à se concrétiser. En complément de la thérapie, la psychothérapeute lui proposa une diète de rose : une semaine hors du monde, à jeûner et à boire la décoction de pétales de roses qu’elle avait préparée pour elle. Pas de distraction, à l’exception « d’une ou deux lectures inspirantes » qu’elle était autorisée à amener. La jeune femme choisit un livre d’Hildegarde de Bingen. Durant la diète, elle fit un rêve très fort, où elle vit un homme en bleu frapper à sa porte et lui dire avec insistance : « Tu dois te souvenir de ce rêve ». Un peu plus tard, alors qu’elle se reposait dans son hamac, elle ouvrit l’ouvrage et tomba sur une page où figurait la reproduction d’une vision d’Hildegarde de Bingen : un homme en bleu, représentation du Christ. « Ce dessin illustrait une étude sur la compassion, indique Isabelle André. Pour ma patiente, cette synchronicité fut une révélation, un électrochoc. Nous avons pu travailler sur le thème de la compassion, dans un domaine qu’il lui était impossible d’aborder auparavant. Quelque chose s’est réglé. Elle est aujourd’hui la maman d’un joli bébé. »
Recevoir l’énergie de la fleur en soi, la sentir descendre dans son intériorité puis nourrir les parties blessées ou verrouillées, les ouvrir avec délicatesse, y remettre du soin et de la beauté… Pour qui la tente, la diète chamanique de rose est une expérience directe, intime, sensible, charnelle. « J’ai perçu à quel point cela m’avait aidée à gérer les aléas de ma rupture amoureuse avec calme, souplesse et élégance, témoigne une autre patiente d’Isabelle André. Depuis, la rose m’accompagne. Un matin, j’ai vu des coccinelles sur un camion de livraison. Quelques minutes après, Isabelle André m’envoyait un SMS pour savoir comment j’allais. J’ai su à cet instant que la connexion avec la rose était bien établie ! » La fleur se manifeste même parfois juste avant que la psychothérapeute propose à ses patients de la diéter : « Quand j’ai soumis à une jeune femme qui me consultait pour des difficultés sentimentales récurrentes l’idée de suivre une diète de rose en accompagnement de sa thérapie, elle m’a appris qu’elle venait de s’offrir deux bouquets de roses, alors qu’elle n’avait jamais auparavant acheté de fleurs pour son appartement ! »
La diète, pour autant, est un processus exigeant. Ouverte par un bain, des chants et des rituels de purification, clôturée (selon les praticiennes) par une hutte de sudation, un bain, des chants et des rituels de protection, elle s’accompagne souvent d’un temps de purge et de nettoyage, en soutien du processus. Dans cette perspective, Isabelle André comme Myriam Beaugendre utilisent le tabac, une plante chamanique efficace face à « trop de fermeture, de rancœur et de rumination », précise cette dernière.
Spécialiste des médecines amazoniennes, la psychothérapeute Ghislaine Bourgogne organise même des diètes conjointes de rose et de tabac, afin de bénéficier de leurs polarités complémentaires. « Le tabac c’est le principe masculin, la règle, la rigueur, mais aussi la protection, détaille-t-elle. Il travaille sur la structure, renforce, clarifie et donne de la vaillance. La rose, c’est le principe féminin et le cœur. C’est une plante simple et droite, on le voit à sa tige. Elle demande peu, mais a beaucoup de volonté. Elle est aussi très fine, très subtile. Ses épines représentent les douleurs morales et affectives ; sa fleur, le rayonnement de l’esprit et de l’amour. Il ne peut pas y avoir de plein éveil de l’esprit sans ouverture du cœur. »
Pendant une diète de rose, on peut avoir l’impression qu’il ne se passe rien – à part les bénéfices « classiques » d’une période de ressourcement et de jeûne dans la nature. Mais c’est après, dans les mois voire dans les deux ou trois ans qui suivent, que les choses peuvent bougent. « Il faut faire preuve de beaucoup d’éthique, de discernement et d’humilité dans ce que nous faisons », commente Isabelle André.
Ni elle, ni Myriam Beaugendre, ni Ghislaine Bourgogne n’ont « décidé » de travailler avec la rose : c’est la fleur qui s’est imposée à elles par le biais de signes ou de visions, et leur a demandé de la diéter. C’est elle encore qui les pousse aujourd’hui à diffuser son enseignement. « Un jour en séance d’EMDR, j’ai reçu une vision de poupées russes, illustre Isabelle André. La rose était là. J’ai ressenti dans mon cœur une gratitude et un amour infinis ; j’ai compris que je devais la transmettre. En sortant, j’ai pris une rue que je n’emprunte jamais, et suis tombée sur une boutique dédiée aux poupées russes ! Je suis entrée et en ai acheté une décorée de roses, évidemment… »
Désormais, des thérapeutes suivent des diètes de rose puis en utilisent l’énergie avec leurs propres patients. « Mais pour en être dignes, il nous faut rester dans une certaine vibration et respecter une hygiène de vie », rappelle isabelle André. Si la diète de rose est une expérience, il convient surtout de la considérer comme une alliée. « En accompagnement d’un travail thérapeutique, elle offre un véritable chemin de transformation intérieure », conclut Myriam Beaugendre.
Paru en octobre 2020 dans le magazine “Inexploré”
MON AMIE LA ROSE
Alors qu’elle suivait les enseignements d’un chamane navajo, la psychothérapeute Ghislaine Bourgogne se vit offrir une rose qui, après s’être desséchée, fit une deuxième tige et une autre fleur. « Je l’ai pris comme une invitation à suivre une nouvelle direction », explique-t-elle. Quelque temps plus tard, lors d’une cérémonie chamanique, elle reçut la vision d’une rose. Puis, alors qu’elle était au Pérou en diète de tabac, elle fut « monopolisée » par le souvenir, jour après jour, des paroles de la chanson Mon amie la rose de Françoise Hardy. « Une semaine de diète pour ça, c’est exagéré ! » pensa-t-elle. Mais une voix intérieure lui dit : « Tu ne devrais pas prendre les choses ainsi. C’est un chant pour la médecine, pour les âmes des défunts et pour l’ouverture du cœur. »
[EN IMAGES] Tambour chamanique
Depuis la nuit des temps, des cultures utilisent le rythme pour induire des états de transe et expérimenter d’autres plans de conscience. De la Mongolie à l’Amérique, résonne ainsi partout la tradition des tambours sacrés. Que se joue-t-il dans leur conception ? En Bretagne, le percussionniste Julien Fihey fabrique en conscience des tambours médecine.
[DE CE MONDE] Tenir droite
La nuit tombe sur les hauteurs balinaises de Karangasem. Au caquètement des poules, se mêlent le grésillement d’une radio et le rire des enfants. Sous l’auvent de sa maison, Mangku Swija appuie sur le dos de Lisa, intensifiant progressivement les pressions.
Allongée sur une natte en paille, l’adolescente endure la douleur en silence. « J’ai parfois l’impression qu’il va me transpercer ! » rapporte-t-elle. Mais l’homme est expert. A 75 ans, l’œil vif, le port digne, le geste précis et la poigne solide, voilà près de 35 ans qu’il exerce. Dos bloqués, hanches luxées, poignets fracturés… Mangku Swija est connu pour sa capacité à soigner de ses mains les maux osseux et musculaires. « Je n’ai jamais rien étudié, explique-t-il. C’est juste un feeling. Un don des dieux ! Quand je touche quelqu’un, je sais ce que je dois faire. »
Les dieux, le guérisseur les côtoie au quotidien. En balinais, Mangku signifie “prêtre”. Il est le chef spirituel de sa communauté. Tous les quatre jours, il s’occupe de Lisa. De son ventre, d’abord, pour l’assouplir. De son dos, ensuite. De ses mollets et du creux de ses genoux, enfin. Avec les pouces ou les pieds, le long des côtes puis de la colonne, aux endroits où il sent qu’il doit agir – s’attardant notamment sur la vertèbre qui a vrillé. Il appuie, il masse, il tape. Parfois, ça craque. « La première fois, j’ai été tentée d’intervenir ! témoigne Astrid Dollinger, la mère de l’adolescente. Mais j’ai compris que je devais laisser faire. Quand on croise son regard, on sait qu’on peut lui faire confiance. » A l’observer, on a aussi l’impression qu’il écoute le corps et dialogue avec lui. Comme pour le tranquilliser, lui passer un message…
Dix ans de combat
« Que fait cette grande blonde ici ? » s’étonnent les Balinais. Sa peau blanche et juvénile ; la main brune et experte du guérisseur ; deux destins qu’un jeu de synchronicités a fini par lier. Tout commence il y a dix ans, lorsqu’un médecin scolaire détecte à Lisa un début de scoliose. L’enfant a 6 ans, elle habite à Strasbourg avec sa sœur aînée et ses parents. Rendez-vous est pris avec un spécialiste alsacien des scolioses infantiles. La déformation atteint déjà 18 et 20 degrés d’angulation, et risque d’évoluer rapidement. Pour tenter de la contenir, la fillette devra porter un corset dit de Chêneau… 23 heures sur 24, jusqu’à la fin de sa puberté.
Lisa est atterrée. La contrainte est si forte qu’au début, la douleur est presque insoutenable. « Je n’arrivais pas à respirer, mon corps hurlait », confirme-telle. Elle finit par s’habituer, mais sa personnalité change. Exit le « petit clown » au rire communicatif. Le corset est son bagne. Lisa se replie dans sa bulle. Elle ne peut plus porter que des pantalons à taille élastiquée. « Tout le monde avait beau être plutôt prévenant, à chaque rentrée scolaire, j’avais peur des regards », confie-t-elle. Nouveau coup au moral quand le médecin, après lui avoir interdit la gymnastique, lui demande d’arrêter le volley – « [sa] soupape, [sa] passion » ! La déformation est de plus en plus prononcée. Son bassin a basculé. Au niveau de son omoplate droite, une gibbosité est apparue. Lourd tribu esthétique, en plus de la fatigue, de l’incapacité à rester droite sur une chaise ou à marcher sans douleur plus d’un quart d’heure… Que lui reste-il ? « Comme un koala, je mange et je dors », se dévalorise-t-elle.
Pour Astrid, la période est aussi une épreuve. Accablée par le diagnostic, elle gère d’abord l’urgence, puis trouve l’énergie de prendre du recul. « Jamais les médecins ne se sont intéressés personnellement à Lisa, tempête-t-elle. En rendez-vous, ils parlaient d’elle comme si elle n’était pas là ! » L’enfant essaie la réadaptation fonctionnelle, sans résultats probants. N’y aurait-il pas d’autres pistes ? Mais par où commencer, vers qui se tourner ? « Parfois, je me sentais seule au monde », avoue Astrid. Elle serre les dents. Une intuition ne la quitte pas : la solution se trouve du côté d’une approche plus holistique, qui ne traite pas l’individu comme une mécanique. « Il m’arrivait de dire que j’allais débarquer en Thaïlande avec ma fille et que je trouverais bien quelqu’un pour m’aider ! », sourit-elle.
En décembre 2014, à force de recherches, elle déniche un heilpraktiker en Allemagne. Tous les quinze jours, il travaille sur les énergies de Lisa, assouplit son dos, soulage ses vertèbres… Dès le premier entretien, il lui conseille de quitter définitivement son corset. Délivrance ! Mais l’orthopédiste ne l’entend pas de cette oreille : folie ! dit-il à Astrid. Que faire, qui croire ?
Décembre 2015 : les courbures de la colonne de Lisa dépassent désormais les 50 degrés. Pour éviter que la déformation entraîne des problèmes respiratoires et perfore un organe, les médecins conseillent la pose de tiges de métal le long de son rachis. « Cette opération pouvait sauver ma fille, mais je la trouvais d’une telle violence ! » indique Astrid. Un espoir naît de sa rencontre à Strasbourg avec une masseuse balinaise : il y aurait sur son île des guérisseurs à même, peut-être, d’aider Lisa. Le heilpraktiker, de son propre aveu, a atteint ses limites ; alors pourquoi pas ? Le père est contre : hérésie, vaines dépenses ! Mais Astrid garde le cap, et Lisa est partante.
Direction Bali
Bali, Indonésie… Une île qu’on dit « des dieux », où le quotidien pulse d’un rapport intime aux forces de l’Univers. Pas une maison sans autel, pas un village sans trois ou quatre temples. « Pour nous, les esprits étaient les premiers habitants, explique le photographe Dwi Kresnantaka. Nous cohabitons. Nous leur laissons un espace dans nos habitations, nous leur déposons des offrandes, pour nous assurer leur protection. »
Même bousculée par son ouverture touristique, cette terre exhale de douceur autant que de puissance. Aussi ingénue qu’envoûtante, elle a le charme d’un chat qui joue avec une pelote de laine dans un rayon de soleil, puis file l’instant d’après, attiré par une force obscure… Quand les langues se délient, tout le monde ici connaît quelqu’un capable de dialoguer avec les esprits, de lire dans les âmes, de deviner l’avenir, de soigner par ses mains ou de résister en état de transe à des coups de poignard. « Le mot clé est “taksu” », commente le praticien chamanique Kevin Turner, auteur de divers articles sur les guérisseurs balinais (1). Le “taksu”, c’est l’inspiration divine, la capacité d’un individu à s’abandonner complètement à son art, à fusionner avec les esprits et à se laisser guider par eux – de manière imperceptible ou plus spectaculaire. « Plus la fusion est forte, plus les esprits peuvent s’exprimer, plus le pouvoir conféré est important », poursuit Kevin Turner.
Maux physiques, troubles psychiques, déséquilibres énergétiques, sorts, possessions : à chaque guérisseur sa spécialité et sa manière d’agir. Dans un pays où les hôpitaux publics manquent de moyens, où la médecine privée est hors de prix et la foi vivace, ils restent sollicités. « Attention aux charlatans, prévient Dwi Kresnantaka. Ceux qui ont un don ne peuvent normalement ni le refuser ni le monnayer. C’est leur karma d’aider les autres. »
Eté 2016 : Astrid et ses filles débarquent pour quatre semaines à Bali. Elles n’ont aucun contact de guérisseur, mais Lisa y croit. La providence lui donne raison. Le premier chauffeur qu’on leur recommande n’est pas disponible ; le deuxième non plus, mais il envoie son neveu, nommé Made. Quand Astrid lui explique pourquoi elles sont là, le miracle surgit : « Je peux vous amener chez l’homme grâce auquel je suis debout aujourd’hui », leur propose-t-il… « En 2005, j’ai été victime d’un grave accident de la route, raconte-t-il. J’étais touché à la cuisse, au dos, au cou. » Malgré une longue opération chirurgicale, il peine à remarcher. Rester debout l’épuise, monter des escaliers lui est impossible. Une paralysie fige un pan de son visage. Des amis l’emmènent chez Mangku Swija. Deux fois par semaine, le vieil homme le masse. « Très vite, je me suis senti mieux », souligne Made. Au bout de six mois, il marche convenablement. Les soins s’espacent, le guérisseur lui préconise quelques exercices. Un an plus tard, il a complètement récupéré.
Dès la première visite, Mangku Swija indique qu’il peut aider Lisa. « Il a tout de suite perçu qu’elle avait trois nœuds, au niveau du nombril, du bassin et du thorax », détaille Astrid. Cinq rendez-vous suivent. Au fil des jours, l’adolescente se sent plus légère. Sa silhouette se redresse. De retour en France, elle marche trois heures d’affilée, sans avoir mal… Et la bosse qui déformait le haut de son dos a disparu !
Un début de miracle
Une question demeure : comment expliquer la scoliose ? Le verdict idiopathique (c’est-à-dire « sans cause ») posé par les médecins ne satisfait pas Astrid ; un tel mal a forcément un sens. Qu’exprime le corps à travers lui ? S’en étant ouverte à Made, le chauffeur la met en contact avec un autre guérisseur, travaillant davantage sur les émotions.
Denpasar, la capitale de l’île. Une ruelle paisible, une maison bleue pastel. Aveugle de naissance, musicien, figure politique de l’accès des non-voyants à la société balinaise, Made Sukawijaya est aussi réflexologue, acupresseur… et clairvoyant. L’homme tire sur sa cigarette comme il fait tout le reste, absorbé par chaque geste. Irradiant de calme et de présence, il pose un rythme, une cadence. « J’ai commencé ma formation en 1988, mais au bout d’un an ou deux, j’ai trouvé ma sensibilité trop réduite, explique-t-il. Je me suis mis à la méditation. » Elle a ouvert ses perceptions. Depuis, il médite « tous les soirs, vers minuit », invoquant les ancêtres et les priant de le guider dans ses soins. « C’est eux qui me donnent le taksu de ressentir où est le problème et sur quels points travailler », estime-t-il. Les siens, ceux de ses patients…
Le cas de Lisa ? Avant de répondre, il prend son temps, en attente d’une information, puis se lance, conscient du poids de ses mots : « Il a dû se passer quelque chose durant la grossesse. La maman a travaillé trop dur, ou traversé une période difficile, mais elle ne s’en est pas ouverte. Cela a affecté le bébé. » Astrid frémit, les yeux embués. L’aveugle a raison. Seize ans n’ont pas suffi à gommer la blessure…
Courageuse, aimante et dévouée, Astrid a « toujours su » qu’elle aurait « deux enfants ». Elle travaille alors dans l’hôtel-restaurant de son compagnon, Olivier. Au fil de ses grossesses, s’installe au sein de l’entreprise familiale une relation complexe et conflictuelle. Sous l’œil désemparé et désarmé d’Olivier, la jeune femme tient le choc… Mais « un stress violent en début de grossesse peut affecter la formation de la colonne vertébrale du fœtus », rappelle le Dr Massin dans le livre Un bébé, enfin (2). Ce qu’on expérimente dans le ventre de sa mère peut avoir des répercussions cardiovasculaires, neurologiques ou plus subtiles, « comme la résistance au stress, poursuit le médecin. Il en reste une mémoire». A la naissance de ses filles, Olivier croule sous les responsabilités. Peu apte à exprimer ses sentiments, il peine à cumuler son rôle de père et sa lourde tâche professionnelle. Lisa a-t-elle ancré dans sa structure le manque d’attention ? Son dos a-t-il plié sous le poids ? A-t-elle somatisé sa difficulté à se maintenir droite face à lui ?
Pour Manon, la sœur aînée, l’intervention de « l’aveugle » est déterminante. « Sans que nous lui ayons rien raconté de notre histoire, il m’a dit que ma sensation d’être toujours dans le brouillard, d’avoir du mal à me concentrer, était liée à une autorité masculine », raconte l’étudiante en design. Dans la pièce où il exerce, lumière blafarde et musique douce, le guérisseur a travaillé sur ses pieds, ses jambes, son dos, son ventre, sa poitrine. « Il a perçu une boule au niveau de mon plexus, et une tension très lourde au fond de mon estomac », poursuit Manon. Jusqu’à poser ses mains sur le haut de son crâne, « pour que l’énergie passe », indique-t-il – pas la sienne : « celle de l’Univers ». Manon croit s’évanouir, mais ressent quelque chose de « très libérateur »…
Deux jours plus tard, alors qu’elle est sur la plage, elle se met à vomir. « J’étais affolée, ça n’en finissait pas, ce qui sortait d’elle était tout noir », se souvient sa mère. La jeune femme sanglote pendant des heures, puis finit par s’endormir. A son réveil, la pression qui l’habitait s’est envolée. « Près d’un an plus tard, je vois toujours la différence, dit-elle. J’ai l’esprit clair, je structure mieux ma pensée. » Sa famille le confirme : Manon a complètement changé ; elle est plus ouverte, plus sereine, plus affirmée. « J’arrive à parler à mon père, à faire la part des choses entre sa relation à ma mère et celle que j’entretiens avec lui », analyse-t-elle. Elle et lui sont même partis quelques jours tous les deux, pour la première fois…
Un jeu de forces
Et pour Lisa ? « Je ne promets pas de la remettre totalement droite, mais pour lui permettre de mener une vie normale, il me faut au moins six mois », avait expliqué Mangku Swija. Trois mois après son retour en France, Lisa se fatiguait à nouveau rapidement, et la gibbosité avait ressurgi ; alors pourquoi pas ?
Février 2017, Astrid démissionne ; son patron promet de l’aider à retrouver du travail à son retour. La directrice du lycée mobilise son équipe pour que Lisa puisse suivre les enseignements à distance. Le père, lui aussi, encourage le projet. Comme si toutes les planètes s’alignaient pour les laisser partir…
Après six semaines sur place, l’adolescente s’éreinte moins vite, son port s’est redressé, son dos s’est cambré, la gibbosité s’est à nouveau évaporée. Et tout le bas de sa colonne, auparavant très déformé, est droit. « Regardez », dit Mangku Swija en laissant filer son doigt le long du rachis de Lisa. C’est visible, indéniable, étonnant. Ne reste plus que le haut…
Pour la spiritualité balinaise, la vie est un jeu de forces, tout a toujours deux faces. Et si la scoliose de Lisa était aussi une chance ? Une opportunité pour toute la famille de retrouver la chaleur et l’élan du cœur ? De l’avis de ses proches, Lisa est moins effacée. Pour elle, Bali est une rencontre. Rencontre d’une terre particulière, où cette hypersensible est « comme à la maison ». Rencontre de figures masculines qui l’ont accueillie et prise sous leur aile. On sait à quel point la bienveillance que met le thérapeute dans sa pratique, et la confiance que lui accorde son patient, jouent un rôle dans le processus de guérison. On sait aussi qu’être massé, touché, favorise la conscience de soi et renforce le sentiment de sécurité. Et que toute expérience sensorielle riche et positive aide les systèmes vitaux à bien fonctionner…
A son retour, pourtant, il appartiendra à l’adolescente de continuer le chemin. « Elle devra faire des mouvements simples, quinze minutes par jour », estime Mangku Swija. « Du stretching doux », confirme Made Sukawijaya… et s’ouvrir à la méditation.
Tampaksiring, au cœur de Bali. Peau mate, barbe blanche, Pak Gusti est yogi, astrologue, messager de l’Univers. Dans la douce énergie d’un jardin tropical, il saisit le bout des doigts de l’adolescente – sa manière à lui de la « scanner ». Dans l’épaisseur du silence, ponctuée ça et là par le cri d’un coq ou le frémissement des grillons, un échange tacite unit Lisa et le vieil homme. « Le problème vient du blocage d’un nerf, au bas de la poitrine, pressent-il, pointant l’emplacement précis de la vertèbre vrillée. Ce blocage est dû à un choc. Tu as dû vivre dans ton enfance des souffrances que tu as tues, qui te sont devenues toxiques. Si tu ne soignes que ton dos, ça finira par revenir. Il faut que tu rectifies ce qui, dans ta personnalité, engendre une certaine manière de réagir aux événements.»
Lisa est émue. En détaillant ce qu’il perçoit intuitivement de son caractère, ainsi que par le profil astral qu’il dresse rapidement à partir de sa date de naissance, Pak Gusti semble lui dire : « je te vois ». Telle que tu es, à l’intérieur ; telle que tu te caches. « Le stress alimente le blocage de ton plexus, précise-t-il. Ta suractivité mentale et ta difficulté à partager ce que tu ressens t’empêchent d’entrevoir des solutions. Si tu prends conscience de tes mécanismes et parviens à épanouir ce qui t’habite, à être plus en paix et plus en joie, en apprenant à méditer, à respirer, à remercier l’Univers pour ce qu’il te donne, plutôt que de t’inquiéter sans cesse pour le futur, tu fourniras à ton corps l’énergie de retrouver peu à peu la santé. » Tempérament étouffé, amour refoulé, colère contenue… « Arrête de prendre sur toi, baisse ton niveau d’exigence, garde confiance, accepte de ne pas tout maîtriser, conclut-il. Tu es la seule à pouvoir te guérir vraiment. Tu es jeune, tu peux y arriver. »
Paru dans Inexploré Magazine – www.inrees.com
(1) Shamanism Annual, Foundation for Shamanic Studies, N°29, décembre 2016
(2) Ed. Guy Trédaniel, 2016
[DE CE MONDE] Les chamans et l’autiste
« Babouin ! » crie Rowan. « Des babouins chacmas d’Afrique australe », précise-t-il de haut de ses presque sept ans. Etrange vivacité, en comparaison du voile de confusion qui nimbe d’habitude le jeune autiste… Été 2008, Rupert Isaacson et sa famille sont en Namibie pour rencontrer des guérisseurs. Le journaliste connaît la région : depuis 1995, il défend les droits des Bushmen, au point d’être l’un des activistes ayant œuvré à la restitution de leurs terres.
Pour autant, il est inquiet : vont-ils pouvoir aider l’enfant ? Ce père n’est ni idéaliste ni inconscient : il ne se serait jamais lancé dans une telle aventure si son fils n’avait pas été partant… Et si, un an auparavant, d’autres chamans n’avaient pas joué un rôle capital dans son évolution.
Le peuple des rennes
« J’avais remarqué que Rowan faisait de gros progrès au contact des chevaux, ainsi qu’à celui de guérisseurs », résume-t-il. Son instinct l’avait donc conduit à organiser durant l’été 2007 un voyage en Mongolie, à cheval et en 4×4, de chamans en chamans. Dans la steppe, l’hyper-activité et les colères de l’enfant s’étaient apaisées. Pour la première fois, il s’était fait un ami – le fils de leur guide –, et avait utilisé des toilettes.
L’ultime guérisseur, dans le sud de la Sibérie, avait travaillé sur lui trois jours durant. Jusqu’à un ultime soin, le matin du départ. « Ses doigts se promenaient le long de la colonne vertébrale de mon fils, comme s’il tirait délicatement sur quelque chose », se souvient Rupert Isaacson. Puis il avait déclaré : « Les esprits disent que Rowan sera de moins en moins autiste jusqu’à ses neuf ans. Si vous suivez leurs instructions, ses troubles vont diminuer, puis disparaître. Ce qui vous met hors de vous, l’incontinence, les colères, va s’arrêter tout de suite. Mais pour achever le traitement, vous devrez effectuer trois autres voyages auprès d’un bon chaman. Un par an, durant trois ans. »
Trois autres voyages ! Rupert Isaacson sait qu’en chamanisme, comme dans toute thérapie, une guérison durable demande une certaine récurrence, mais la perspective ne le réjouit pas : l’aventure est exceptionnelle, mais aussi très lourde. Il faut identifier le guérisseur, parvenir à le contacter, organiser la logistique… Mais au fond, il sait : il entreprendra ces drôles de pèlerinage.
En rentrant de Mongolie, Rowan était devenu propre, ses colères avaient diminué, il s’était mis à lire et à parler. « Aucune thérapie conventionnelle jusque-là n’avait obtenu de tels résultats », insiste son père. Mais ses paroles n’étaient encore que sporadiques, son système nerveux sujet à des surcharges sensorielles et des routines obsessionnelles. Au bout de quelques mois, il s’était aussi mis à régresser. Les Bushmen le remettraient-ils à flot ?
Les danseurs du Kalahari
Le soir de la première cérémonie, Rowan se blottit sans sourciller dans les bras de son père. « C’est l’heure de voir les chamans ! » s’est-il réjoui. Deux puissants guérisseurs, /Kunta et Gwi, dansent autour du feu, soutenus en rythme par les villageois. « Par la danse, les Bushmen mobilisent une énergie vitale qu’ils appellent le nxum, précise Rupert Isaacson. Ils disent qu’elle est lovée à la base de la colonne vertébrale. » Et qu’il faut la déplacer dans le ventre pour la faire bouillir, puis monter le long de la colonne. « Quand l’énergie fumante sort par le sommet de leur tête, ils peuvent entrer dans le monde des esprits et commencer à guérir », complète le journaliste. Cela peut durer trente minutes comme douze heures, être une expérience extatique de connexion divine « ou une lutte terrifiante contre des cauchemars surgis de l’âme de la personne ».
/Kunta s’avance vers Rupert Isaacson. Ses mains virevoltent « en mouvements doux et délicats » à la périphérie de sa tête, puis voyagent vers sa nuque, jusqu’au point « où la colonne vertébrale rejoint le crâne », que les Bushmen appellent nxau. « C’est par là que la maladie est extirpée du corps, et que la guérison est introduite », indique le journaliste. Les doigts du guérisseur courent sur son dos. Un calme profond l’envahit. Quand les mains de /Kunta s’approchent de Rowan, son père craint un hurlement : l’enfant déteste que des inconnus le touchent ! Un cri retentit… mais dans la bouche du guérisseur, brusquement pétrifié. L’instant d’après, il danse à nouveau, s’adressant à un esprit invisible. « Il était furieux, il pointait du doigt, il accusait, raconte Rupert Isaacson. Puis il a ri, a chanté et a repris sa danse. » Entretemps, malgré les cris et les chants, Rowan s’est profondément endormi, « comme baigné dans un fleuve de compassion ». Jamais son père ne l’a vu aussi relaxé !
« C’est un cas difficile, indique /Kunta le lendemain. Des sorciers t’ont jeté un sort, à la demande de gens du gouvernement, du fait de ton action en faveur des Bushmen. Ils t’ont raté, mais ont touché ton fils. » Le deuxième soir de transe, alors que Rowan s’est à nouveau assoupi, Gwi s’effondre, inanimé. « Il a attiré la malédiction dans son corps, explique-t-on. C’est généreux, mais dangereux. Il est mort, mais nous allons le faire revenir ». /Kunta et d’autres se pressent contre lui, afin de lui insuffler leur énergie. Au bout de quelques heures, l’homme bouge. Ressuscité, vraiment ? « Je sais simplement que ces gens travaillaient pour nous avec un dévouement insensé », commente Rupert Isaacson.
Quand la famille reprend la route, Rowan fait une énorme colère. « Une heure de supplice » pour ses parents comme pour lui… Jusqu’à ce que la crise s’apaise. Alors, l’humeur de l’enfant vire au beau fixe. De retour chez lui, ses colères s’estompent, définitivement. Il est de nouveau propre. S’il ne tient toujours pas une conversation, il s’exprime de manière plus lucide et tente de nouvelles choses. « Il était plus “éveillé”, en quelque sorte », résume son père.
Secrets aborigènes
Où programmer le prochain voyage ? Rupert Isaacson doit aller en Australie pour la sortie de L’Enfant cheval, le best-seller que lui a inspiré le périple en Mongolie. Pendant des mois, il envoie des mails aux dispensaires des territoires du Nord, où les traditions aborigènes sont les plus préservées, conscient que « les médecins y officient souvent en relation avec les guérisseurs ». En parallèle, il discute avec des anthropologues, lit, croise ses sources… Un nom revient sans cesse : Harold.
Membre de la tribu des Kuku Yalanji, installée depuis des millénaires dans la forêt primitive de Daintree, l’homme est issu d’une longue lignée de guérisseurs. Depuis l’adolescence, il a été formé à la géographie du monde spirituel et aux propriétés des plantes. « Votre garçon m’a l’air d’un petit futé, dit-il. Ça ne devrait pas me donner trop de mal. » Saisissant une écorce, il la fait brûler, puis nimbe l’enfant d’un épais nuage de fumée purificatrice. De quel arbre est-elle issue ? Quand le journaliste pose la question, le guérisseur se renfrogne : « Il y a des choses que je peux vous dire et d’autres non. »
Assis sur une chaise, Rowan est étonnamment calme – comme si seule la présence de chamans l’apaisait. En état méditatif, Harold passe ses doigts autour de la tête de l’enfant, « comme s’il enlevait des choses », puis les secoue au-dessus d’un mug. « Il s’est alors passé quelque chose d’hallucinant, confie Rupert Isaacson : quand j’ai jeté un œil dans le mug, j’ai vu qu’il se remplissait d’un mucus visqueux. » Le guérisseur ne porte pas de gant, ses manches sont retroussées ; il ne cache rien dans ses paumes, clairement visibles. D’où cela sort-il ? Le journaliste perd-il la boule ? Sa compagne, à ses côtés, est tout aussi interloquée.
Au bout d’une quarantaine de minutes, le mug est rempli au tiers. « Revenez demain, leur dit Harold. On a retiré le plus gros aujourd’hui. » Le deuxième soin est similaire, à la différence près que le mucus récolté est plus limpide. « De quoi s’agit-il ? » demandent les parents. « Il y a des choses que je peux vous dire et d’autres non », répète l’Aborigène…
Au terme du troisième soin, la quantité de mucus ne dépasse pas quelques millimètres ; et elle est parfaitement limpide. « Fini », déclare Harold, comme s’il venait de terminer une tâche anodine. « Alors mon fils a poussé un profond soupir de contentement et a dit très distinctement : “je me sens mieux dans ma tête, je suis heureux”, révèle Rupert Isaacson. Il n’avait jamais rien dit de pareil. Jamais. »
Sur le chemin du retour, Rowan déclare vouloir « partager avec Papa » ses nuggets. Etonnant : l’enfant ne partage jamais sa nourriture. Autre surprise : dans la boîte, il n’y a pas du poulet, mais un calamar en plastique. L’enfant rit. Il a fait une farce ! Professeur de psychologie à l’Université d’Austin, sa mère s’exclame : « C’est extraordinaire ! La capacité à voir quelque chose du point de vue de l’autre est une étape cruciale du développement humain. Elle apparaît normalement vers trois ans ; parfois jamais chez les autistes. Pour faire une farce, il faut l’avoir intégrée. C’est un progrès énorme ! »
Le feu navajo
Reste un voyage… Rupert Isaacson ne cesse de se demander s’il a raison d’entraîner son fils dans de telles expériences, mais l’enfant est enthousiaste. « Pour lui, tout ça semble si normal ! souligne-t-il. Sans doute a-t-il lui aussi une méta-perception du monde… » Le journaliste est en contact avec la mère d’un enfant autiste de l’Oregon, qui s’est mise en recherche d’un chaman à même d’aider son fils. Elle est sur la piste d’un certain Blue Horse, membre d’une tribu navajo d’Arizona. Rupert Isaacson et sa famille veulent-ils se joindre à elle ? Le père de Rowan hésite. Que vaut ce Blue Horse ? Par une étrange coïncidence, l’apprenti de l’homme-médecine est un journaliste anglais, originaire du même quartier de Londres que lui. « Comme moi, il avait travaillé pour le Telegraph. Comme moi, il s’était retrouvé au hasard d’incidents de voyage en contact avec le monde du chamanisme et de la guérison, dit Rupert Isaacson. Quand je lui ai demandé conseil, il m’a assuré que Blue Horse était fiable. »
Le Navajo est un homme d’âge mûr à la carrure imposante. Pour Rowan et les siens, le rituel commence autour d’un feu de cèdre, construit de manière à ce que les braises puissent être rassemblées en forme d’étoile à cinq branches, dont la pointe est dirigée vers le malade. « Les formes apparaissant dans les cendres donnent une indication sur la nature du mal et du traitement à adopter », explique Rupert Isaacson.« C’est assez grave, », dit Blue Horse quand les braises laissent visiblement surgir la forme ondulante d’un serpent, la tête tournée vers Rowan. « Tu es mêlé à un conflit autour de la terre, n’est-ce pas ? demande-t-il. Quelqu’un t’a jeté un sort. Mais il t’a manqué. Il a frappé ton fils. Je vais le lui retirer. Ceux qui l’ont jeté vont le recevoir multiplié par dix. Telle est la loi de l’Univers. »
Le guérisseur s’empare d’un os de chèvre, en place l’extrémité contre la nuque de l’enfant, à cet endroit que les Bushmen appellent nxau, puis aspire. Le garçonnet pousse un cri. L’homme-médecine recrache un énorme filet de liquide noir. Rowan se frotte la nuque et dit : « C’est mieux comme ça ! ». Ses parents n’en reviennent pas. L’os a-t-il été apprêté ? Le jeune autiste a-t-il vraiment eu l’impression qu’on lui retirait quelque chose ?
Le lendemain, Blue Horse demande à Rupert Isaacson et à sa compagne de participer à une hutte de sudation, afin de « prier et suer à la place de leur fils ». Dans la hutte, Blue Horse implore aide et guérison auprès du Grand Esprit. La chaleur monte. A l’approche de la fin, Rupert Isaacson n’en peut plus. Ses poumons brûlent, il suffoque. Alors qu’il s’apprête à demander à sortir, la main de sa compagne saisit la sienne. Ce geste suffit à le calmer. Il se répète en boucle que c’est presque fini quand soudain, Blue Horse lui demande de chanter « une chanson de [son] pays », qui parle de son amour pour son fils. Rupert Isaacson panique, mais entend sa voix s’élever. « J’avais le sentiment qu’elle n’avait jamais été plus vraie », confie-t-il. Quelque chose lâche : il fond en larmes, comme il ne se l’était jamais autorisé auparavant. « J’ai enfin laissé partir la souffrance liée à l’autisme de mon enfant. Quel soulagement ! Dans nos sociétés, il est mal vu de montrer ses faiblesses et de demander de l’aide. A force d’individualisme, nous sommes devenus dysfonctionnels. »
Quand il ressort à la lumière du jour, le journaliste se sent léger, purifié. Blue Horse les enjoint de revenir une dernière fois à l’aube, pour une bénédiction au pollen de maïs. Puis la route de retour, avec l’espoir et l’interrogation au cœur. Tout cela aura-t-il été utile ? Sur une aire de repos, l’enfant demande une boisson aux fruits. Son père refuse : trop de colorants. Rowan part dans une effroyable colère, « la pire depuis au moins un an ! » Rupert Isaacson réagit en hurlant : « Ok, sois grognon ! Fiche la journée en l’air !» Silence. Puis la voix de Rowan, étrangement calme : « Papa, je ne suis pas grognon, je te dis juste ce que je veux comme boisson. » Ses parents se regardent. Qui est cet enfant ? « Je te demande pardon de m’être fâché, je ne supportais pas tes hurlements, dit le journaliste. Ces boissons sont très mauvaises pour toi.» Ce à quoi Rowan répond : « C’est rien Papa, j’ai réagi trop fort. »
La conversation dure encore quelques minutes. Une conversation, enfin ! Dans la nuit, l’enfant vomit. Le lendemain, au petit déjeuner, il est calme. Il se dirige vers la machine à café, remplit une tasse et l’apporte à son père : « Pour toi », dit-il. Le jeune autiste est relié au monde. Et il ne régressera plus. « Ces voyages ont changé ma perception des guérisons spirituelles, conclut Rupert Isaacson. Avant, je trouvais intéressant qu’elles existent dans les sociétés traditionnelles, mais je ne me rendais pas compte à quel point elles nous étaient aussi indispensables. » Prenant conscience que sans ce type d’approche, « il nous est difficile de vivre de façon authentique », il envisage de retourner voir un chaman l’été prochain. « Rowan est aujourd’hui adolescent, il va faire face à de nouveaux challenges. Pourquoi attendre qu’il aille mal ? En tant que famille, ça nous fera aussi du bien. »
Et peu importe comment ça marche : relation aux esprits, régulation des énergies, effet placebo, dépaysement sensoriel, ouverture du cœur, bienveillance inconditionnelle… « C’est notre vision de l’être qu’il faut changer. Quelle place faisons-nous aux atypiques ? Qu’avons-nous à apprendre d’eux ? » interroge Rupert Isaacson. S’ouvrir à l’invisible, vivre au contact de la nature, s’appuyer sur une communauté… Les besoins des autistes sont les nôtres. Leur sensibilité est un révélateur.
L’enfant et le cheval de vent – L’extraordinaire voyage qui a changé une vie
Rupert Isaacson, Éd. Albin Michel, 2016, 23,90€
Publié dans Inexploré Magazine – www.inrees.com
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Post-partum : du latin Post : « après », et Partum : « mise bas ». J’aime ce terme un peu barbare parce que, justement, il est barbare. Il assume une crudité, un pragmatisme. Être mère, ce n’est pas forcément bleu layette et rose glamour. Ça ne fait pas areuh areuh tous les jours… Tout en faisant areuh areuh quand même, parce que là sont la magie et la complexité de l’affaire : on s’émerveille d’avoir ce bout d’ange niché au creux des bras, on adore l’idée de le chérir et de le voir grandir. Faut-il pour autant en nier les aléas ? Un recueil de 13 témoignages pour libérer une parole et exploser les tabous autour de la période encore trop mal connue et mal vécue du post-partum. Un panorama franc et sensible de ce qui se joue durant cette période, du rire aux larmes, de l’émerveillement à la frustration, sur ce fil fragile sur lequel tanguent tous les nouveaux parents. Des éclairages d’experts, des conseils pratiques et des pistes de solutions politiques. Témoignages illustrés par Fanny Vella.
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