[UN BEBE, ENFIN] PROLOGUE

Harley Davidson.

Le Docteur Sambhu a un énorme autocollant Harley Davidson collé sur le capot de sa Nissan gris métallisé, rituellement garée sous le porche de sa clinique ayurvédique.

Harley Davidson !

Deux ailes d’aigle, flanquées de part et d’autre d’un nom ronflant de fierté, respirant l’air pur, le bitume, les rades louches et la route soixante-six… Bizarre, dans un village indien de bord de mer, où il est plutôt d’usage de pratiquer le scooter ou l’auto-rickshaw. Bizarre, cette ostentation libertaire, sur une voiture banalement fonctionnelle de médecin, courant de patient en patient à des dizaines de kilomètres à la ronde. Bizarre, la dissonance du symbole avec la moustache affable du docteur, sa quarantaine alerte, son œil malicieux mais doux, sa discrétion attentive, sa tenue bleu marine et ses sandales en plastique.

Œil sur l’autocollant. Œil sur la moustache. Que se cache-t-il derrière l’un ? Que se trame-t-il derrière l’autre ?

Dans le hall de la clinique, qui sert de plate-forme d’observation et de commérage aux résidents, une folle rumeur court : Sambhu aurait précipitamment collé cet autocollant après qu’une patiente, bouleversée par l’écoute subtile, le regard pénétrant et les conseils avisés de l’Indian Doctor, eut gravé à coups de clé « Sambhu I love you » sur la carrosserie de sa Nissan. Seul l’aigle Harley Davidson aurait eu les ailes assez larges pour masquer la déclaration ! 

La rumeur fait sourire. Est-elle vraie ? Vraie de vraie ?

Au centre ayurvédique, je fais partie des habitués. Combien de fois ai-je atterri à Trivandrum, le nez de l’avion plongeant droit sur les palmiers ? Combien de fois ai-je montré mon visa au moustachu de service – car oui, au Kerala, la moustache est un attribut social ? Combien de fois me suis-je laissée estomaquer par la chaleur moite de ce bout de tropique, perdu à la pointe sud de l’Inde, et ai-je parcouru les quelques kilomètres séparant l’aéroport international du village de Kovalam, habitée par le sentiment d’entrer en pèlerinage vers le cœur de mon âme ?   

La rumeur n’est peut-être pas fondée, mais elle a tout pour l’être. Moustachu, père de famille, vêtu de bleu marine et de sandales en plastique, Sambhu fait tomber les cœurs. Et je l’avoue, moi aussi, j’en pince un peu pour lui. Et pour cause : il est l’un des pères de mon fils. De la manière la plus dingue, la plus magique, et surtout la plus chaste qui soit.

Un bébé, enfin, éd.Guy Trédaniel, 2016