[ENTRETIEN] Père Pierre Vivarès

En ces temps incertains, la foi peut-elle nous sauver de l’intranquilité ? Est-ce seulement son rôle ? Le Père Pierre Vivarès est prêtre depuis 26 ans. Pour lui, la spiritualité se dévoile avant tout dans la façon dont nous entrons en relation avec le monde. A mille lieues de nous en protéger, elle doit nous permettre “d’obéir au réel”.

La Bastille d’un côté, le Châtelet de l’autre, la place des Vosges à quelques pas. Depuis 1400 ans, l’église Saint-Paul Saint-Louis est le témoin de l’histoire de Paris. Les rois Charles VI, VII et VIII y ont été baptisés. Rabelais y est enterré. Madame de Sévigné y priait. Robespierre y a prêché le culte de l’Être Suprême. Dans les rues du quartier, se sont succédés les aristocrates, les Révolutionnaires, les ouvriers du Faubourg Saint-Antoine, la communauté juive, la communauté gay. Au gré de la journée, se croisent devant les portes de l’église balayeurs du petit matin, jeunes cadres affairés, cavaliers de la garde républicaine, groupes d’amis en quête d’une terrasse, SDF attirés par la foule, hordes de touristes armés de leurs sandwiches… Chaque jour, c’est aussi là que des hommes et des femmes viennent se poser, prier, fuir la pluie ou confier à une oreille invisible leurs doutes, leurs peines et leurs espoirs. Le Père Pierre Vivarès est le prêtre de la paroisse Saint-Paul Saint-Louis depuis 2014. Chaque jour, il accueille en son église une population cosmopolite, aux forts contrastes sociaux et culturels. Chaque jour, dans un monde intranquille, il œuvre à incarner concrètement l’amour, la justice et la paix dans sa relation aux autres.

Comment est née en vous l’évidence de la foi, puis celle de la prêtrise ?

J’ai été élevé dans une famille chrétienne. Pour moi, la notion de Dieu a toujours été une évidence. Puis il y a eu la rencontre avec le Christ. Quand on met un nom sur Dieu, ce n’est plus la même chose : il ne s’agit plus juste de la possession tranquille de la certitude qu’une transcendance existe. On entre dans une relation vivante, aimante, existentielle, avec une personne. Si Dieu n’est qu’une idéologie, cela n’a pas d’intérêt – voire cela peut devenir dangereux. Ma vocation est de consacrer ma vie à cette personne, à cette relation. Non pas pour moi – sinon ce ne serait qu’une gourmandise de philosophe épicurien ; mais en l’incarnant dans le service de la relation aux autres.

C’est pour cela que vous avez choisi de devenir prêtre en paroisse ?

 Même lorsqu’on vit son sacerdoce au sein d’une communauté religieuse, on est au service de la communauté. La dimension relationnelle est essentielle dans le christianisme, parce que son cœur, c’est la charité. Et que la charité s’incarne avec l’autre, avec les autres. De nos jours, cette charité n’est plus pensée, mais je vois bien, notamment lorsque je prépare de jeunes couples au mariage, que c’est ce à quoi ils aspirent : au-delà de l’amour sentimental, physique, intellectuel magnifique qui les unit aujourd’hui, mais qui ne dure pas, ils souhaitent parvenir à cet Amour qui est un don de soi, et qui est une raison de vivre en soi.

A Paris, le nombre de pratiquants augmente. La preuve d’une soif, d’un besoin ?

Je crois qu’il y a une faim de transcendance. La laïcité est une excellente chose, mais elle a engendré un non-dit, un impensé. On a voulu évincer Dieu de nos sociétés. Pourtant cet indicible est une réalité. La nature humaine est corporelle, intellectuelle, affective, mais aussi spirituelle. A Marseille, j’ai visité la grotte Cosquer, ornée de peintures rupestres datant de vingt ou trente mille ans avant Jésus-Christ. Ce n’était pas un lieu de vie ni de chasse, mais un lieu de lien avec une transcendance, de quelque nature que fût celle-ci. L’art est, à mon sens, la dernière marche avant Dieu dans l’accomplissement d’un être – car il ouvre à ces moments où nous sentons quelque chose nous dépasser.

Vous dites aussi que les gens sont en recherche de relations vraies…

Dans nos sociétés, l’individu prend parfois le pas sur la personne. Il se pense comme une entité à lui seul ; il se croit indépendant, doté d’un libre-arbitre. Or nous sommes des personnes, c’est-à-dire des êtres en relation permanente avec quelqu’un ou avec quelque chose. Dans nos vies familiales, sentimentales, professionnelles… nous ne sommes que relations. Je constate beaucoup d’orgueil et d’égoïsme de la part de certains groupes sociaux. Du genre : “Moi je sais, moi j’ai compris, moi je suis mieux, et tout doit être à mon service…” Ainsi se créent des îlots, des tribus, des communautarismes où l’on ne fréquente que des gens qui pensent comme soi. Là, effectivement, on est tranquille ! Or le sommet de la charité, c’est d’essayer de comprendre l’autre, y compris s’il s’agit de le combattre. Si je dis juste : “Il a tort, c’est un abruti”, je ne vais pas aller loin ! Si j’essaie par exemple d’entrer dans l’intelligence d’un intégriste, ce n’est pas pour devenir comme lui, mais pour saisir les mécanismes qui se sont mis en place. Si je comprends les frustrations, le sentiment de rejet, le besoin d’exister, la violence présentée comme solution, alors je pourrai peut-être faire en sorte que d’autres n’en arrivent pas là. Cette intelligence est aussi un acte de charité. Au quotidien, elle doit nous servir à sortir des clivages et des définitions pour s’ouvrir à l’altérité et se rendre compte que partout, l’humanité est la même. Joies, peines, peurs, culpabilités : où que l’on vive, d’où que l’on vienne, les préoccupations et les aspirations sont identiques. Seules leurs expressions changent d’un lieu à l’autre, d’une époque à l’autre. Ce qui oblige les pasteurs que nous sommes, ainsi que tout être humain, à se mettre à l’écoute et à apprendre à lire et à parler la langue étrangère qu’est l’autre. Et donc à l’aimer. Car le but est toujours celui-là, même si ce n’est pas simple tous les jours.

Comment expliquez-vous l’état du monde, qui pousse à bien des peurs et des replis ?

Il faut être lucide sur la nature humaine : nous faisons le mal. Le regarder en face n’est pas entrer dans un schéma de culpabilisation ; c’est accepter le réel. Il y a un mystère du mal dans la société et dans l’humain. On peut aimer mieux, éduquer mieux, soigner mieux, c’est essentiel, mais cela n’éradiquera jamais le mal. Bien sûr, il existe des gens nocifs, toxiques, dont il faut s’affranchir. Mais nous, que faisons-nous de ce mal ? Préfère-t-on ne pas le voir, ou cherche-t-on à le combattre, d’abord en soi, par un travail spirituel personnel, et en faisant le choix du bien ?

Il peut être difficile de garder la foi face à l’horreur…

Je ne suis pas d’accord, car la réponse chrétienne à ce mal, c’est l’amour. Le Christ a décidé de répondre à l’horreur en la subissant jusqu’au bout, jusqu’à la mort. Face au mal, il ne s’est pas lancé dans un grand discours du type : “Mes enfants, je vais vous expliquer pourquoi vous souffrez.” Il a souffert. Et en portant cette souffrance, il lui a donné un sens. Il n’y a pourtant rien de plus absurde que la souffrance ! Le sens qu’il lui a donné, c’est celui de l’offrande, de sa vie, pour le monde. Là, tout à coup, la souffrance est devenue obéissance totale au Père, à Dieu, aux aléas parfois terribles de la Vie.

Son parcours le montre : on a beau être bon, croyant, faire tout ce qui nous semble juste, on n’échappe pas aux épreuves…

Effectivement, quoi que l’on fasse, on va subir des revers. L’autre constat que l’on peut en tirer, c’est que l’amour n’est pas aimé. Des gens adorables s’en prennent plein la figure. C’est le mystère d’iniquité, du rejet de l’amour. A ce mystère d’injustice, fondamental, on peut répondre soit par la violence – en voulant éradiquer le mal, ce qui ne marche jamais ! -, soit par le repli – je me protège dans ma petite bulle, étanche à ce qui se passe autour. Soit, comme le Christ, on décide de l’affronter en vivant au milieu des gens et en le supportant. Il y a là un message : il ne s’agit pas de fuir ni d’éradiquer ce qui nous dérange, mais de vivre avec, en continuant à aimer – c’est-à-dire en faisant acte au quotidien de présence, d’écoute, d’attention, de disponibilité, d’éducation (comme on le ferait avec un enfant).

Notre véritable liberté résiderait-elle dans la façon dont nous décidons de vivre les événements ?

Certains pensent que s’ils posent tel ou tel geste, s’ils suivent tel ou tel rituel, ils vont attirer le bonheur à eux. A mon sens, c’est le signe d’une immaturité spirituelle. Notre relation à Dieu ne peut pas être transactionnelle. Le Christ nous enseigne à être debout face à Lui, conscients que le sacré est partout, tout le temps, dans chacune de nos attitudes. Dans la devise républicaine, “liberté” ne signifie pas “libre-arbitre” ni “je fais ce que je veux” – comme on le revendique aujourd’hui ! La liberté républicaine, c’était de pouvoir voter, donner son avis, être acteur de la vie sociale. C’était une liberté d’action, pas une liberté de caprice !

Et devant Dieu ?

C’est agir selon sa conscience, qui devient la norme ultime de jugement du bien et du mal. Dans une proposition de monde qui n’est pas juste, où l’amour n’est pas aimé, c’est une liberté de responsabilité. La conscience, au fond, c’est le lieu le plus intime où Dieu nous parle, pour nous  inviter à faire ce qui est juste. C’est une relation d’amitié, un dialogue avec un ami qui est là, qui vous écoute, vous éclaire, mais ne va pas forcément vous sauver. Là est aussi l’acte de foi : je chemine avec toi et je sais que tu sais où tu vas, même si parfois c’est difficile. Et je ne doute pas de ton amour.

Cette conscience demande une pratique…

C’est un travail. La conscience est un muscle. Certaines personnes acceptent d’interroger la leur, d’autres l’anesthésient. Au cours d’une vie, elle peut s’affiner, se développer ou se flétrir. On a vu des peuples sombrer dans le fascisme, le Rwanda se découper en morceaux à la machette. Rien n’est jamais acquis en termes de conscience, ni individuelle ni collective. Se laisse-t-on endormir par le consumérisme, la facilité, le confort, au point de n’être plus attentif au vrai, au bien, au beau ? C’est une vigilance. In fine, c’est toujours la charité qui est convoquée. Dans les Écritures, il y a la foi, l’espérance et la charité. La foi, c’est d’oser se mettre en route. L’espérance, c’est de savoir que ce chemin va mener quelque part. Et la charité, c’est la manière de vivre ce chemin – avec l’autre, au quotidien. 

La spiritualité devrait donc s’incarner dans la façon dont on se relie au monde ?

Le problème de nos sociétés est profondément un problème de relation. On ne fait plus corps. Dans le christianisme, Dieu est à la fois Père, Fils et Esprit. Ce n’est pas un Dieu qui s’ennuie dans son ciel bleu, mais qui décide de s’incarner dans la relation. Comme lui, le”un” que je suis n’existe que dans la relation à l’autre. Je n’existe que parce que depuis que je suis né, j’ai été aimé, j’ai été touché, on m’a parlé, on m’a éduqué. Des études le prouvent : un nourrisson que l’on prive de relation ne peut se développer correctement. Toute notre vie, des relations vont nous structurer, nous faire grandir. Et Dieu est l’un de ces éléments relationnels qui nous permet d’accéder à la maturité, à la pleine stature de notre humanité. C’est le sens des réunions dominicales au sein de l’église : des gens très différents se retrouvent physiquement pour prier et être en bienveillance les uns avec les autres. On n’est pas dans un club philosophique où chacun médite tranquille chez soi ! Nous sommes dotés de corps. Et ces corps se rassemblent pour faire corps. C’est le signe visible, charnel, qu’une fraternité humaine est possible. Prenons les repas : quelle tristesse que les gens mangent de plus en plus chacun de leur côté ! Passer à table ensemble, sans téléphone, c’est se retrouver, se supporter, s’écouter. En me nourrissant devant toi, je témoigne du besoin existentiel qui est le mien. En te montrant ce besoin, je me rends fragile et je te signifie que j’ai besoin de ta présence et de ta parole, tout autant que d’aliments. C’est un acte mutuel de charité. Charité de celui qui se montre fragile. Charité de celui qui accueille la fragilité.

Pas d’amour de Dieu sans amour de son prochain ?

Dieu s’est fait homme, donc il faut que ce soit incarné. On ne peut pas aimer Dieu si on n’aime pas son prochain ; et on ne peut pas aimer son prochain si on n’aime pas Dieu. Car sinon, on devient soi-même la norme de l’amour ! “J’aime tout le monde sauf…” Nous aurions tôt fait de construire notre petit enfer personnel avec tous les gens que nous n’avons pas envie d’aimer. Il faut accepter de recevoir de Dieu cette norme d’amour et se laisser bousculer par elle. Jusqu’à atteindre parfois ces moments de communion où dans un geste, un regard, une parole, un silence, le voile de la foi se lève, l’œuvre de libération opère, Dieu se donne à voir, et se révèle alors l’Unité qui est la nôtre.

Article paru dans Inexploré Magazine, hiver 2023

Notre église est au bout de la rue, Père Pierre Vivarès, éd. Presse de la Renaissance, 2019