[ENTRETIEN] Père Jean-Philippe

Que fait un curé la nuit dans le bois de Boulogne ? La spiritualité l’a aidé à sortir du désespoir et de la délinquance. Depuis 40 ans, le Père Jean-Philippe Chauveau œuvre auprès des parias de notre société. Prostituées, taulards, drogués, SDF… Quelle aide apporte-t-il aux plus marginalisés ? Rencontre avec un résilient de la grâce.

Mais que fait un curé la nuit dans le bois de Boulogne ? Depuis vingt ans, le Père Jean-Philippe et les bénévoles de l’association Magdalena proposent aux prostituées du café, une écoute et des moments de prière. A celles qui veulent décrocher, il a ouvert les portes d’un ancien couvent. Rien ne destinait celui qu’on appelle « Padre » à la prêtrise : né en 1950 d’un père cheminot et d’une mère femme de ménage, il grandit dans un climat de violence et de dénigrement. A 12 ans, il est violé par un voisin. Enfant perturbé et perturbateur, il passe deux ans en maison de correction, puis échoue apprenti pâtissier et se retrouve ouvrier chez Peugeot. Là, il découvre la foi et devient responsable d’un foyer de personnes handicapées. En 1976, il rejoint la communauté de Saint-Jean. Il est ordonné prêtre en 1982. Aumônier en maison d’arrêt, fondateur de Magdalena mais aussi de Saint-Jean Espérance (maisons d’accueil pour toxicomanes) et des Mercredis du Cœur (dîners pour personnes de la rue ou esseulées), ce « fils de bitume » au caractère trempé est fidèle à la résolution qu’il s’est fixée : regarder chacun, quel qu’il soit, comme une personne.

Vous avez démarré dans la vie avec une fort mauvaise opinion de la religion…

La religion est une idéologie. Ce qui m’intéresse, c’est la foi. Enfant, j’ai été enfermé dans d’horribles pensions, sous la coupe de gens qui se disaient chrétiens mais qui n’étaient pas bons. Certains assénaient des « fais ceci, fais cela » moralisateurs, d’autres étaient carrément méchants. J’en ai gardé une peur des hommes ; la guérison opère, mais ça prend du temps.

Quand vous êtes-vous ouvert à la spiritualité ?

Chez Peugeot, j’ai rencontré un autre ouvrier, Fernand, qui était très chrétien. Au début, quand il me parlait de son bon dieu, je l’envoyais promener ! Pour moi, être catholique, c’était l’austérité totale ; j’avais peur d’un dieu justicier et coincé… Mais la bonté de cet homme, son écoute, son respect et l’adéquation totale entre ce qu’il disait et ce qu’il vivait m’ont touché. Si tu parles d’un dieu miséricordieux et que tu ne l’es pas toi-même, c’est du contre-témoignage ! A l’époque, j’avais des copains, je sortais, mais au fond de mon cœur, j’étais seul. Il n’y avait pas d’espérance, ça n’allait pas au-delà de : « Qu’est-ce qu’on fait ce soir pour faire la fête ? » Je ne me sentais pas nourri dans mon intelligence.

Que s’est-il passé, ensuite ?

Fernand et ses amis m’ont amené à des conférences qui ont éveillé quelque chose en moi. Je lisais beaucoup : la bible, mais aussi des témoignages, comme ceux de Sainte Thérèse de Lisieux ou du Père Maximilien Kolbe, qui a offert de mourir à la place d’un père de famille, à Auschwitz. La profondeur de leur regard sur Dieu et sur les gens m’a touché. Un jour, Fernand m’a dit : « Dieu est amour ». Cette phrase a résonné, je l’ai portée dans mon cœur toute la journée. Le soir, j’ai dit à ma copine : « J’ai découvert quelque chose d’extraordinaire : Dieu est amour ! » Elle m’a regardé avec des yeux de merlan frit : « Ça va ta tête ? » L’éveil de l’intelligence, c’est d’abord permettre à l’autre de mieux comprendre qui il est. Alors que j’étais persuadé que j’étais bête et que je ne ferais rien de ma vie, certaines personnes m’ont donné confiance. Dès lors, je suis devenu accro à la bonté. J’ai entrepris de comprendre le monde à cette seule lumière qui transfigure tout.

Comment votre relation à Dieu est-elle devenue personnelle ?

Je n’ai pas eu d’apparition, du moins pas encore ! Les grands moments de ma vie spirituelle sont mes temps de prière. A 26 ans, je suis parti à Fribourg suivre les enseignements du père Marie-Dominique Philippe. Pour moi qui avais arrêté l’école à 14 ans, reprendre des études était difficile ! D’autant que pour devenir prêtre, j’avais quitté la femme que j’aimais. Un jour où je n’en pouvais plus, je suis allé prier la Sainte Vierge. « Je n’ai qu’une envie, c’est de foutre le camp, ai-je balancé. Si vous ne m’aidez pas, je vais partir ! » Là, j’ai eu un flash ; Marie me disait : « Tiens bon, je suis là. » C’était un peu comme la différence entre les rêves et les songes : les rêves passent mais les songes te marquent, parce qu’ils sont porteurs d’un grand sens.

Votre décision de devenir prêtre s’est-elle aussi nourrie de signes ?

Tout a commencé au Sacré-Cœur, dans la chapelle consacrée à Saint-Pierre – à qui Jésus a dit : « Suivez-moi, et je vous ferai pêcheur d’hommes ». Ça me touchait, mais je ne m’en estimais pas digne. Puis il y eut un pèlerinage à Lisieux : fait assez rare, je me suis retrouvé seul dans la chambre où la Vierge est apparue à Sainte Thérèse et l’a guérie. Là, j’ai réentendu dans mon cœur l’appel à devenir prêtre, dans le but de partager avec ceux qui galèrent le trésor que j’avais découvert. Quelque temps plus tard, à Ars, alors que je priais devant la chasse du curé dont le corps a été conservé miraculeusement, j’ai ressenti à nouveau ce désir, mais pendant deux ans, je n’en ai parlé à personne… Jusqu’à ma rencontre avec Marthe Robin. Cette femme extraordinaire vivait recluse sans dormir, boire ni manger. Des dizaines de milliers de gens s’étaient succédé dans sa chambrette et en étaient repartis illuminés, pacifiés. J’avais demandé cinq ou six fois à la rencontrer, en vain. J’avais laissé tomber quand on vint me prévenir que suite à un désistement, je pouvais la voir. Nous avons papoté de chose et d’autre ; à la fin, elle m’a glissé : « Vous n’avez jamais pensé à devenir prêtre ? » Ma pomme d’Adam a fait trois tours. Je lui ai répondu que je n’étais qu’un petit loubard sans instruction. Elle a rétorqué : « Peut-être que Jésus vous appelle pour autre chose… » En sortant de sa chambre, j’avais un poids sur le cœur, mais quand je suis arrivé dans la cour, une lumière m’a dit : « Oui, humainement ce n’est pas possible, mais si Dieu le veut, ça se fera ! » J’ai ressenti une joie incomparable ! Le plus dur fut de l’annoncer aux gens avec qui je vivais. Toute vie spirituelle implique une forme de renonciation. Un choix, plutôt. C’est comme ça que je vois mes aléas d’homme : des opportunités de grandir.

Vous dédiez votre existence aux autres. Auriez-pu devenir un pur contemplatif ?

Au début de ma vie spirituelle, la prière et la messe ont été mes nourritures. Je travaillais chez Peugeot ; dans la journée, j’allais parfois m’enfermer dans les toilettes, car j’avais besoin d’un cœur à cœur avec Dieu. Le soir, je ne rentrais jamais sans passer par l’église. Cette proximité avec Dieu m’est essentielle. Aujourd’hui encore, je prie deux heures par jour. L’adoration est un espace intérieur qui se cultive quotidiennement. Mais je ne serai jamais un pur contemplatif. J’ai besoin d’aller à la rencontre des gens. Pour moi, si tu dis que tu crois en Dieu et que tu n’aimes pas tes frères, il y a un souci. La vie spirituelle implique, inclut la vie humaine.

En quoi votre mission diffère-t-elle de celle d’un psychologue ou d’un travailleur social ?

Mon job n’est pas la réinsertion, c’est l’amour et la paix. Bien sûr, j’ai envie d’aider les gens à s’en sortir, mais je suis d’abord là pour les accueillir. Mon parcours me dispose à comprendre les souffrances des plus pauvres, mais ce sont les cours de philosophie que j’ai suivis à Fribourg qui m’ont fait comprendre que l’ultime découverte, la plus grande de toutes les vérités, c’est la présence. Aux personnes qui me disent : « Je vais prier pour les prostituées », je réponds : « Viens tourner avec moi au bois de Boulogne, au moins tu les connaîtras et tu sauras pour qui tu pries ! » Mon rôle est d’être un repère. Commencer par être là, me taire et écouter. Quoi qu’elles aient vécu, ces personnes sont dotées d’une autonomie. Aussi lourds que soient leur histoire et leur conditionnement, ils ne les déterminent pas. Quand j’organise des repas, mon but n’est pas de leur donner à manger, mais de les accueillir à ma table. Beaucoup disent d’ailleurs que Magdalena est un peu comme une famille ; c’est la preuve qu’à travers ce que l’on fait, elles découvrent qu’on les aime.

Comment cultiver cette pure présence ?

Un jour, un toxicomane m’a dit : « Père, on ne vous parle pas beaucoup, mais quand vous êtes là, ce n’est pas comme d’habitude. » La présence, c’est l’extrême attention du cœur. C’est d’abord renoncer à ses a priori, aux regards qui enferment l’autre et à l’envie de lui dire ce qu’il doit faire ou ne pas faire. Le respecter dans ce qu’il est, même si ça me gonfle ! Car pourquoi ça me gonfle ? Cela me renvoie à ma propre pauvreté : chacun de nous a des défauts. Je dois accepter que l’autre m’insécurise et grandir avec lui. Bien sûr, quand quelqu’un claque la porte d’une de nos maisons, je suis déçu, mais ce n’est pas forcément un échec. Je l’ai compris grâce à une ancienne droguée. Un jeune avait foutu le camp pour retourner se défoncer. J’étais bouleversé, mais elle m’a dit : « Padre, ce n’est pas grave, parce que maintenant il sait qu’il peut s’en sortir ». Elle avait raison.

Vous évoquez souvent la Vierge. Qu’a-t-elle de particulier ?

Un jour dans le métro, j’ai trouvé un sachet qui contenait une médaille miraculeuse. Je me suis rendu à la chapelle qui lui est consacrée, rue de Bac. C’est là que j’ai découvert la présence particulière de la Vierge Marie. Pour moi, c’est une mère qui te guide sur le chemin de la foi, à travers ta sensibilité, ton affectivité. Qui te dit : « Bouge tes fesses, va de l’avant », mais te laisse aussi faire des erreurs. J’entretiens avec elle une relation intime, de cœur à cœur. Depuis, je porte cette médaille et je la distribue aux prostituées.

Vous avez reçu un magnifique cadeau de la Providence, un jour, en sortant de la Chapelle Miraculeuse…

La Providence, c’est Dieu qui se sert de quelque chose ou de quelqu’un pour manifester son action et dire : « Ne lâche pas, j’ai entendu ta demande ». Après mes premiers temps auprès des toxicomanes, j’ai ressenti la nécessité de créer ma propre maison d’accueil. Je suis allé prier Marie pour trouver un lieu. En sortant de la chapelle, j’ai rencontré une amie. « Je connais une maison », m’a-t-elle dit. Un ancien pensionnat appartenant à des religieuses, à Pellevoisin, dans l’Indre. Sur place, j’ai appris qu’il y avait eu dans la chapelle voisine une quinzaine d’apparitions de la Vierge. J’ai posé la carte postale du lieu des apparitions sur mon cœur et j’ai dit à Marie : « Je n’ai pas du tout envie de venir là, les bâtiments sont pourris, il n’y a ni eau ni électricité, je n’ai pas un sou en poche et je préfèrerais aller dans le midi. » Mais quand la Vierge veut quelque chose… Les religieuses m’ont demandé de leur rendre visite. « Mon Père, on vous donne la maison, dix hectares de terrain, la ferme et une autre maisonnette en contrebas, m’ont-elles annoncé. Avec plusieurs millions de francs pour commencer les travaux. » Je ne pouvais pas dire non !

Pourquoi emmener les prostituées à Lourdes, une fois par an ?

D’ordinaire, je suis méfiant par rapport aux lieux d’apparition, mais une prostituée m’en a fait la demande. C’était aux débuts des tournées dans le bois de Boulogne. J’avais déjà organisé des temps de prière pour elles, dans ma paroisse, avec de la musique et des chants – car l’Eglise doit être un lieu de vie, ouvert à tous, pas juste un lieu de culte pour gens pieux et bien élevés. Je me suis dit : « Et pourquoi pas ? » Le moment le plus fort, c’est quand nous descendons au sanctuaire, juste après notre arrivée. J’emmène les filles à la source. L’eau qui coule n’est pas bénite, mais elle est purificatrice et source de vie. Je les invite à boire et à se laver les mains, le visage, puis nous allons à la grotte. Les filles pleurent, posent la main sur le rocher… C’est bouleversant. Après on va prier, chanter quelques « Je vous salue Marie », puis boire une bonne bière ! C’est ça l’humanité ; créer des liens. A Lourdes, les filles peuvent se poser, se déposer et se laisser aimer sans honte. Il n’y a personne pour leur jeter des regards de concupiscence ou de mépris.

Des souvenirs de moments forts ?

Beaucoup n’ont pas les mots pour nous remercier, mais quelque chose passe dans leurs yeux. Un regard peut changer une vie ; moi-même, je ne me suis relevé que parce que Fernand, puis le Père Marie-Dominique, ont posé un regard d’amour et de confiance sur moi. Ce regard leur révèle qu’elles sont aimables et promet qu’on ne les abandonnera pas – car il n’y a pas d’amour sans engagement de compagnonnage dans la durée. Ça aussi, je l’ai compris grâce à mon passé cabossé. Parvenir à ce regard qui ne juge ni ne rejette trop vite, malgré les actes commis ou la colère déversée, demande beaucoup de patience et de bonté. Et comment y arriver s’il n’y a pas dans notre cœur une force qui nous appelle à vivre quelque chose de plus grand ?

Vous avez fréquenté l’humanité sous ses toutes facettes. Qu’en retirez-vous ?

Jean Vanier, le fondateur de la Communauté de l’Arche, a écrit un livre intitulé Toute personne est une histoire sacrée. C’est l’expérience que je vis. Qu’est-ce qui nous a conduits à démolir notre relation à Dieu ? On présente le bien-être, le plaisir, la satisfaction des désirs comme les moyens de réussir notre vie. Que de déceptions en perspective ! J’aime beaucoup ces mots de Mère Teresa : « Vous qui habitez en Occident, bien plus que la pauvreté matérielle, vous connaissez la pauvreté spirituelle, et c’est pour cela que vos pauvres sont parmi les plus pauvres. Je trouve qu’il est facile de nourrir un affamé ou de fournir un lit à un sans-abri, mais consoler, effacer l’amertume, la colère et l’isolement qui viennent de l’aliénation spirituelle, cela demande une infinie patience. » Parce que j’ai manqué d’amour, le but de mon existence est d’en donner.

Vous avez peur de la mort ?

Au moins une fois par jour, je récite la prière du Père Charles de Foucauld : « Mon Père, je m’abandonne à toi, fais de moi ce qu’il te plaira. Quoi que tu fasses de moi, je suis prêt à a tout, j’accepte tout. » Quand on vit ça, on n’a pas peur de la mort. En quittant l’existence terrestre, je ne meurs pas : j’entre dans la vie. Je ne dis pas que je n’aurai pas une appréhension le moment venu, parce que c’est un passage… Mais bon, on n’y est pas !

Entretien paru dans Inexploré Magazine – Juillet 2020

A LIRE

Que celui qui n’a jamais pêché… Père Jean-Philippe, Ed. Salvator, 2014

Qui leur jettera la première pierre ? Père Jean-Philippe, éd. Salvator, 2019

A VOIR

Lourdes Film documentaire de Thierry Demaizière et Alban Teurlai, 2019Cheau