[DE CE MONDE] Une tête, vraiment ?

Si l’on vous demande si vous avez une tête, vous répondez : “Évidemment. Je la vois dans le miroir, je la touche de ma main, je vois celle des autres.” Pourtant, c’est à cette exploration insolite qu’invite le philosophe anglais Douglas Harding.

A 33 ans, alors qu’il marchait dans l’Himalaya, Douglas Harding fut frappé par l’évidence : il n’avait pas de tête. Le moyen de s’en assurer ? Pointez du doigt un objet se trouvant dans votre environnement. Ce magazine, par exemple. Vous voyez une forme, des couleurs… Puis pointez du doigt votre pied. Dans un cas comme dans l’autre, vous pointez un objet, c’est-à-dire quelque chose perçu par vos sens, et “apparu” dans votre champ de vision au moment où vous lui accordez de l’attention. Pointez votre genou. Même chose : il apparaît comme un élément extérieur, situé à distance. Maintenant, pointez le doigt vers votre tête. Ainsi, vous retournez  l’attention à 180 degrés, des objets “extérieurs” vers le sujet “intérieur”, c’est-à-dire l’endroit à partir duquel vous regardez. Voyez-vous votre visage ? Non : votre doigt ne pointe qu’un espace, à la fois vide, sans limite, et plein de tous les objets perceptuels qui y figurent – le doigt qui pointe, le décor alentour, mais aussi les bruits ou les pensées qui y surgissent.

C’est la révélation de Douglas Harding : par l’exercice direct et factuel du “doigt pointé”, vous percevez qui vous êtes vraiment. Non pas la personne que voient les gens, ni celle que vous voyez dans le miroir, mais cette capacité sans limite, cet espace immuable au sein duquel le monde surgit et se déploie. Le visage que vous pensez avoir n’est qu’un concept, une convention : on vous a appris que vous étiez cela. Mais est-ce vrai ? 

Pointez un doigt vers l’extérieur (le monde et ses objets) et un autre vers l’intérieur (votre non-visage). Là-bas : des formes, des couleurs, du mouvement. Ici: l’espace vaste et immuable de la conscience. Vous traversez un moment compliqué ? Revenez à ce “pointage à double sens” et voyez : la clarté, ici, n’est pas affectée par la confusion, là-bas. Vous n’êtes pas une chose coincée dans une situation difficile. Ce que vous êtes en réalité, c’est cette capacité au sein de laquelle la situation se déroule. Cultivez cette Présence, tâchez de percevoir simultanément ce que vous regardez et ce qui regarde. Et soyez sûr que vous êtes ce vaste espace de conscience, où se joue le théâtre du monde. 

Article paru en octobre 2023 dans Inexploré Magazine

Vivre sans tête, Douglas Harding, éd. Courrier du Livre, 2016