[DE CE MONDE] Les esprits sont aux champs

Vous souvenez-vous du “Sous-préfet aux champs” ? Dans ce texte des “Lettres de mon moulin”, Alphonse Daudet conte l’histoire d’un sous-préfet en mal d’inspiration, s’arrêtant dans un coin de nature pour rédiger son discours. « Messieurs et chers administrés », clame le haut fonctionnaire. Un pivert l’interrompt de son rire. Puis ce sont des violettes qui se hissent vers lui : « Monsieur le sous-préfet, sentez-vous comme nous sentons bon ? » Dans les branches, « des tas de fauvettes » viennent lui chanter leurs plus jolis airs ; « et tout le petit bois » conspire pour l’empêcher d’écrire…

Récit d’écolier ? Autrefois, dans nos campagnes, les paysans fredonnaient ou imitaient le chant des oiseaux pour soutenir la croissance de leurs plants. Dans certaines cultures, on continue de nourrir cette écoute du vivant. Au Mexique, un agriculteur du nom de Don José Carmen s’est fait connaître pour ses légumes géants, obtenus sans pesticides ni fertilisants industriels. Son secret : parler à ses cultures… « Au début, cette terre ne produisait rien et je n’avais ni argent ni savoir-faire particulier, explique-t-il dans le documentaire L’homme qui parle avec les plantes, d’Yvo Perez Barreto. Alors je m’asseyais à côté des plantes, je leur demandais de m’aider et je commençais à les regarder différemment. » A force de contact avec la nature, d’observation, d’intuition, le paysan dit avoir appris à « demander à la plante ce dont elle a besoin et ce qui lui est superflu », ainsi qu’à ressentir quand elle a soif et à repérer ses perturbations.

Pour les Indiens d’Equateur, l’agriculture est le dialogue que l’on noue avec la terre. « Sur leurs territoires, ils forment des étages écologiques en fonction de l’altitude, de l’orientation, de l’ensoleillement et de la chaleur de la terre, puis font des essais, détaille la romancière Anne Sibran, auteure d’Enfance d’un chaman. Le cultivateur est un intermédiaire, qui exerce la volonté de la terre. Il apprend à discuter avec elle, jusqu’à ce que la plante se porte bien. »

Chaque geste agricole est une célébration et un engagement de conscience à conscience. « J’ai vu des paysans fleurir l’entrée de leur champ ou y enterrer des offrandes », illustre Anne Sibran. Avant de semer une plante, on lit les contes et on chante les chants qui lui sont associés. Puis l’homme va, « en fonction des rêves et des lunes », ouvrir la terre et préparer le champ « avec tout son masculin ». La femme, elle, « avec tout son féminin », prépare les semis puis les met en terre. « On considère aussi que certaines femmes ont la fécondité dans les mains. Avant de planter, on va leur demander de tenir les boutures entre leurs doigts », ajoute Anne Sibran.

Dans le village amazonien où elle vit une partie de l’année, elle a vu un jour la femme du chaman, qui venait de planter des semis, « monter sur un banc et souffler, chanter, parler aux nuages de grêle qui approchaient », afin d’envoyer la pluie ailleurs. Car tout est en symbiose. « Là-bas, on ne plante jamais le manioc si on a mal dormi ou si on est de mauvaise humeur », indique-t-elle. Et l’on ne s’énerve jamais devant un tas de pommes de terre. « Sinon, elles deviendront immangeables, car chargées de cette colère ! » La plante est un membre de la famille. Si une pomme de terre a forme humaine, on ne la consommera pas. Et pour être mangé, un légume ou un œuf doit avoir gardé son âme, « intacte, sans choc ni perturbation ». Ce soin aussi se retrouve dans leur manière de cuisinier. « Il faut respecter la vie à chaque étape pour pouvoir l’accueillir en soi », ponctue l’écrivaine.

Plus au nord, dans les montagnes de Colombie, les indiens Kogis entretiennent également une relation intime à la terre. « Pour eux, elle n’est pas un simple territoire, loisir ou paysage, mais un sujet vivant », expose le géographe Eric Julien, fondateur de l’association Tchendukua. Le cœur du monde, la Mère qui leur a transmis le code moral et spirituel qui régit leur société. « La seule question qui les préoccupe est de savoir comment maintenir l’équilibre et l’harmonie avec elle », poursuit-il. Leur agriculture est impactée par cette vision : celui qui cultive la terre doit dialoguer avec elle, s’excuser pour les blessures qu’il va lui causer, connaître et respecter les esprits des plantes et des animaux avec lesquels il travaille et leur faire des offrandes. Une bonne récolte sera interprétée comme une réponse positive de la terre au travail de préparation et d’ensemencement. Si malgré tout, la récolte s’avère insuffisante, ils chercheront les causes de cette relation insatisfaisante et mettront en place un processus pour rétablir l’équilibre avec la Terre Mère.

Au cœur de ce savoir, il y a les Mamus, les chamanes kogis. Formés pour certains jusqu’à dix-huit ans dans le noir, ils développent une connaissance profonde des phénomènes naturels. « Prenez un écorché de médecine », propose Eric Julien : une fois la peau enlevée, se révèlent les vaisseaux du corps humain, ses organes, son squelette. De la même manière, les Kogis perçoivent sur et sous la surface de la terre tout ce qui la rend vivante : ses réseaux d’eau, ses failles géologiques, les traces de déplacement des animaux… « Les végétaux sont ses cheveux, la roche ses os, le vent son souffle, l’eau son sang », ajoute-t-il. A force d’observation, de ressenti, les Kogis ont appris à décoder les sols, les sous-sols, la texture de la terre, mais aussi les cycles des climats, des planètes et des plantes, ainsi que les interactions entre les plantes, et les relations (de soutien et de prédation) qu’elles entretiennent avec certains animaux. « Leurs chamanes ont en outre la capacité d’entrer en méditation et de recevoir les informations nécessaires pour maintenir l’harmonie », précise Eric Julien. En 2018, quand il les a fait venir dans la Drôme, les Mamus ont tout de suite été capables de décrire les dysfonctionnements du territoire, alors qu’ils n’y étaient jamais venus !

De cette connexion, les Kogis ont tiré des calendriers et des méthodes. Point d’engrais, de pesticides ni de mécanisation : leur agriculture produit le strict nécessaire pour leur survie. Permaculteurs avant l’heure, ils ne sèment jamais une seule variété en un seul endroit, mais jouent sur les qualités des terrains, leur climat et leur exposition pour varier les cultures. Leurs plantes sont cultivées en association – « les bananiers protègent le maïs », par exemple. « Leurs chamanes repèrent aussi des points d’acupuncture dans la terre, qui les renseignent sur quoi faire, où et comment, complète Eric Julien. Ainsi, ils savent quelles zones ils peuvent exploiter et quelles autres il convient de ne pas toucher. » Et ils possèdent « tout un système de cristaux » de différentes formes et couleurs, qu’ils tiennent en main ou mettent en terre à certains endroits pour « équilibrer les énergies ».

A en croire le documentaire L’homme qui parle avec les plantes, le rendement des plants d’oignons de Don José Carmen, au Mexique, a atteint cent dix tonnes par hectare – alors qu’il est en moyenne, dans la région, de seize tonnes par hectare. Ses pieds de maïs sont montés jusqu’à cinq mètres de haut, ses choux pèsent quarante-cinq kilos… « Je suis persuadé que l’écologique ne pourra aboutir sans le spirituel, conclut le praticien chamanique Laurent Huguelit, auteur de Mère, l’enseignement spirituel de la forêt amazonienne. L’intention écologique actuelle est excellente, mais il faut qu’il y ait du cœur derrière… et le cœur est dans le spirituel. Dans nos sociétés, ce pont reste à construire – alors que dans les cultures traditionnelles, rien d’écologique ne se fait sans l’accord ni sans l’aide des esprits. C’est le jardinage du futur. »

Article paru dans Inexploré Magazine, mars 2020

A LIRE

Enfance d’un chaman, Anne Sibran, éd. Gallimard

Mère, l’enseignement spirituel de la forêt amazonienne, Laurent Huguelit, éd. Mama

Le chemin des neuf mondes, Eric Julien, éd. Livre de Poche