[DE CE MONDE] Inde, le yoga de la désunion

Quand Narendra Modi a pris les rênes de l’Inde en 2014, son désir de promouvoir à la face du monde la singularité culturelle de son pays sonnait comme un pied-de-nez à l’hégémonisme occidental. Plébiscite du yoga, valorisation des médecines traditionnelles… Au fil des ans, pourtant, l’arme s’est révélée à double tranchant. Qui Modi souhaitait-il soutenir : les Indiens, ou les Hindous ? Depuis son arrivée, les signes d’ostracisme de la communauté musulmane se multiplient. Dernier épisode dans cette stratégie de manipulation du soft power : la chasse aux sorcières parmi les vedettes de Bollywood.

Article paru sur Frictions – Février 2022

C’est peut-être l’un de mes souvenirs indiens les plus marquants. Et pourtant, des souvenirs en Inde, en vingt ans de reportages et de moments de vie sur cette terre d’une intensité folle, j’en ai un bon paquet de tonnes. 860 langues, 33 millions de dieux… J’aime la singularité et l’infinie complexité de ce pays où le meilleur côtoie le pire, et dont j’ai appris à dire que la seule généralité qui tienne, c’est que rien n’y est généralisable.

C’était lors de mon premier séjour. Novembre 2001, Jaipur. Mon arrivée avait été mouvementée. Débarquée en bus du Népal, j’avais pris un train à Bénarès en direction du Rajasthan, et eu la mauvaise idée à la gare d’acheter une bouteille d’eau frelatée. Résultat : quatorze heures d’enfer. Je n’avais dû mon salut qu’au porteur qui m’avait récupérée quand, à l’ouverture du wagon, je m’étais effondrée sur le quai.

L’avantage, quand on croit mourir, c’est que la vie prend une nouvelle saveur. Et en Inde, de la saveur, t’en as en veux-tu en voilà. A cette époque, Jaipur préparait Diwali, la fête des lumières. Partout, les gens se pressaient pour acheter guirlandes de fleurs, bougies, pétards et gâteaux au miel. Dans cette euphorie, j’avais pris un billet pour le Raj Mandir, le plus grand cinéma du Rajasthan. Ce que l’on y projetait, je m’en fichais : je souhaitais simplement faire l’expérience d’un film indien, en Inde, au sein d’une salle mythique, chef d’œuvre de l’Art déco.

Le blockbuster du jour était un biopic (comme on ne disait pas à l’époque) sur un empereur indien qui, au troisième siècle avant Jésus-Christ, avait délaissé les conquêtes meurtrières pour se dédier aux principes non-violents du bouddhisme et établir la paix sociale à travers son royaume : Asoka. A l’écran, ce souverain d’exception, le premier à avoir réalisé l’unité de l’Inde, était incarné par Shahrukh Khan. Ah, Shahrukh Khan ! 57 ans, 105 films, 28 millions d’abonnés sur Instagram. Le roi de Bollywood, l’acteur dont tout le monde raffole. Musulman, comme d’autres stars indiennes du grand écran, tels Salman Khan ou Aamir Khan.

Ce jour-là, j’ai donc vu une salle reprendre en chœur les chansons d’Asoka et applaudir à tout rompre son héros national. Au-delà du folklore, le symbole était fort : un musulman, jouant un prince jaïn converti au bouddhisme. « Any problem ? » No problem. Vingt ans plus tard, serait-ce encore possible ?  

Octobre 2021 : le fils de Shahrukh Khan, 24 ans, est arrêté devant les caméras de télévision sur un yacht au large de Bombay. Chef d’accusation : implication dans un trafic international de drogue. Pourtant, aucune substance n’a été retrouvée sur le jeune homme, aucun test sanguin n’a été pratiqué sur lui ; à bord, seules de petites quantités de stupéfiants ont été découvertes dans les affaires des autres passagers. Après trois semaines de prison, Khan Junior a été libéré sous caution, « mais que signifie cette kabbale ? » s’interroge la journaliste Smita Singh. Comme beaucoup d’intellectuels, elle ne peut s’empêcher de faire le lien entre cet événement et l’arrivée au pouvoir, sept ans plus tôt, des nationalistes hindous. 

Flashback. Mai 2014, le Bharatiya Janata Party (BJP), ou Parti du Peuple Indien, gagne les élections législatives. Son leader, Narendra Modi, devient premier ministre. Pour beaucoup, son arrivée est un espoir. Les milieux d’affaire lui font confiance. Economiquement, culturellement, il promet de déployer la puissance indienne. Ce pays a ceci de particulier : ici, Mc Donald’s n’a réussi à s’implanter qu’en 1996, soit 25 ans après la France, au prix de l’adaptation de ses recettes. Ici, le cinéma étranger ne représente que 10% des entrées en salle – le reste étant trusté par les productions en langue hindi, tamoule ou télougou. Ici, l’arrivée récente d’Uber n’a pas fait disparaître du paysage l’usage pléthorique des rickshaws.

Moi la première, quand Modi a affirmé qu’il pratiquait le yoga, j’ai dressé l’oreille. Un adepte de cette discipline ancestrale, vecteur de bien-être et de sérénité, ne pouvait être foncièrement mauvais ! Enthousiaste aussi, je l’ai été quand il a annoncé vouloir revaloriser les médecines traditionnelles telles que l’Ayurveda ; de les doter d’un ministère, de soutenir leur développement à l’étranger, de créer des hôpitaux alliant soins allopathiques et approche ayurvédique… Je connais ces médecines, j’ai beaucoup écrit à leur sujet ; et je leur dois à titre personnel une guérison spectaculaire. « Au moment de la crise du H1N1, m’a même raconté un ami médecin, il a d’abord été demandé à la population, en cas de symptôme, de se rendre au plus vite en laboratoire. » Or pour la majorité des Indiens, à 68% ruraux, le « laboratoire le plus proche » n’existe pas. Les gens tombaient comme des mouches jusqu’à ce que Modi ordonne la publication dans les journaux d’une annonce indiquant que l’infusion de feuille de papaye permettait de combattre ce type d’affection. « Et des papayers, en Inde, y en a partout, poursuivit mon ami. C’est ainsi qu’a été endiguée l’épidémie. »

Sur la scène internationale, Narendra Modi déploya sa stratégie en allant plaider auprès de l’ONU la création d’une Journée du Yoga. Le monde fut séduit : en trois mois, il obtint gain de cause. Le 21 juin 2015, le nouveau chef d’Etat apparut donc vêtu de blanc, avec sa barbe de vieux sage et une étole aux couleurs de l’Inde nouée autour du cou, devant 36000 tapis multicolores déployés sur l’asphalte de Delhi. « Nous ne faisons pas que célébrer une journée, déclara-t-il. Nous entraînons l’esprit humain à ouvrir une nouvelle ère de paix ». Une bonne demi-heure d’exercices physiques et respiratoires plus tard, on avait envie d’y croire à ce premier ministre soucieux d’œuvrer, par la pratique du yoga et les changements de modes de vie qu’elle induit, à « l’harmonie entre l’homme et la nature » et à « un monde sans tension ».

Oui mais voilà : s’il y a un intérêt légitime à faire rayonner les apports du yoga et de l’Ayurveda, toute instrumentalisation politique mise à part, l’enjeu de Modi est moins altruiste. L’homme sait ce qu’il fait : ces savoirs ancestraux sont des soft powers, c’est-à-dire des outils d’influence autres que coercitifs. En s’en faisant le chantre, non seulement il flatte la fibre patriotique des Indiens traditionnalistes, mais il s’achète une aura, une sympathie auprès des Occidentaux qui en raffolent – faisant presque oublier à l’extérieur de ses frontières qu’il est avant tout un ultra-nationaliste pour qui « nation » ne veut pas dire « indien » mais « hindou ». 

Rappel : avec 195 millions de musulmans, soit 14% de sa population, l’Inde est la deuxième terre d’Islam du monde après l’Indonésie. Et Modi n’a jamais caché son inimitié pour cette part de ses concitoyens. Lorsqu’il était à la tête du Gujarat, une région de l’ouest de l’Inde, des pogroms antimusulmans ont vu le jour, qui ont valu au leader du BJP d’être interdit de visa aux Etats-Unis et au sein de l’Union européenne. Mais le suffrage universel est passé par là. Depuis son élection, chiffres à l’appui, les communautés musulmane et chrétienne indiennes sont régulièrement harcelées : selon l’organisation de data journalisme India Spend, 84% des victimes de violences exercées en Inde de 2010 à 2017 étaient musulmanes, et 97% de ces attaques ont été signalées après mai 2014, c’est-à-dire après l’arrivée au pouvoir de Modi.

En 2019, dans la foulée de sa réélection, il instituait une loi conditionnant l’obtention de la nationalité indienne par les réfugiés au fait de ne pas être musulman… Violant ainsi allégrement le principe de laïcité de l’Etat indien. L’affaire a déclenché des émeutes qui firent plusieurs dizaines de morts, le Haut-Commissariat des Nations-Unis aux droits de l’homme a qualifié le texte de « fondamentalement discriminatoire ». Bien loin des valeurs du yoga – dont le nom en sanskrit signifie… « union » !

Avec l’affaire Khan, Bollywood apparaît comme le nouveau cheval de Troie du BJP. Car si vu d’ici, le cinéma indien fait figure d’ovni, avec son esthétique colorée, son émotivité, ses chants et ses danses, il est un outil puissant de soft power, à l’intérieur du pays comme à l’extérieur. « Bollywood a toujours été un cinéma mondial, rappelle Smita Singh. Divertissants, conservateurs socialement et décomplexés face à l’industrie du spectacle américaine, ses films se sont exportés dès les années 40 du côté de l’ex-URSS, du Moyen-Orient, de l’Afrique ou du Sud-Est asiatique. »

Le cinéma est l’étendard d’une identité culturelle. Jusqu’à présent, Bollywood était le bastion d’une indianité inclusive. Et Shahrukh Khan, son symbole chéri. En 2004, dans un blockbuster nommé Veer-Zaara, le comédien interprétait un officier de l’Indian Air Force amoureux d’une Pakistanaise. En 2010, dans My name is Khan, il tenait le rôle d’un Indien musulman émigré aux Etats-Unis, confronté à l’islamophobie après les attentats du 11 septembre 2001. Mais « ce Khan-là n’est plus le bienvenu, constate avec amertume le journaliste Debasish Roy Chowdhury, auteur du livre To Kill A Democracy: India’s Passage To Despotism. En s’en prenant à la superstar et à son fils, « les représentants de Modi et ses trolls nationalistes hindous font passer un message clair : même les musulmans les plus puissants ont du souci à se faire. » 

En 2015, suite au lynchage d’un musulman soupçonné d’avoir stocké du bœuf dans son réfrigérateur, Shahrukh Khan avait pris position contre « l’intolérance religieuse et les tensions communautaires grandissantes » dans son pays ce qui n’avait pas été du goût des nationalistes. Jugée trop multiconfessionnelle, trop laïque et trop libertaire, l’industrie du cinéma est dans leur viseur des fondamentalistes, qui déversent leur haine sur les réseaux sociaux dès qu’une production n’est pas conforme à leur doxa. Ainsi l’actrice Deepika Padukone a-t-elle subi en 2020 des torrents d’injures pour avoir joué une femme victime d’attaques à l’acide ; et vu en 2017 sa tête mise à prix par un responsable du BJP pour avoir participé à un film dont il estimait qu’il ne respectait pas l’histoire de l’Inde. Sa famille et elle ont dû être mises sous protection judiciaire.

D’après le magazine The Wire, le BJP disposerait même d’un outil numérique baptisé Tek Fog, dont le but serait de pervertir le débat démocratique en saturant les réseaux de contenus haineux, en diffusant des fake news et en harcelant ses opposants avec des centaines de milliers de messages dégradants. Et ça marche : les esprits se polarisent. Sooryavanshi, le dernier film de l’acteur Akshay Kumar, notoirement proche de Narendra Modi et de ses opinions, fait un carton au box-office. Présenté comme « les aventures pleines d’action d’une escouade anti-terroriste en Inde », il joue le jeu dangereux, dans un contexte où les attaques islamophobes se multiplient sur le sol indien, d’amalgamer la communauté musulmane aux terroristes. Asoka, où es-tu passé ?