[DE CE MONDE] Et si “moi” n’existait pas ?

Vivre la vision non-duelle, c’est avoir dissout l’illusion qu’il existe un “moi”, autonome et séparé du reste du monde manifesté. L’idée de ce dépouillement peut terroriser. Que reste-t-il, si “moi” n’existe plus ?

Si vous avez le choix entre l’éveil et un million de dollars, prenez le million de dollars, se plaisait à dire l’enseignant indien Ramesh Balsekar. Parce qu’au moins, il y aura quelqu’un pour l’utiliser !

L’éveil, dans sa vision, c’est la réalisation que “moi”, en tant qu’individu indépendant, localisé et séparé du reste du monde manifesté, est une illusion. C’est la compréhension que cette notion n’est qu’une règle permettant au jeu de la Vie de se dérouler. Dès lors, si il y a éveil, il y a aussi perte de l’illusion que “quelqu’un” peut en tirer bénéfice !

Une simplification radicale

Soyons honnêtes : personne ne s’engage dans ce type de quête sans espérer en obtenir quelque chose. On rêve de mieux-être, de libération, de plénitude, d’illumination. Alors que dire des changements induits par le surgissement de la vision non-duelle ?

D’abord, il y a une simplification radicale du rapport au réel. “On pose le sac à dos de tout ce que l’on se raconte sur d’où l’on vient, pourquoi on est comme ça, ce qui est bien, ce qui est mal, ce que l’on aurait dû faire, ce que l’on devrait améliorer et là où il faudrait arriver, expose Claire. On réalise qu’il n’y a que la Vie à l’œuvre. Et c’est un sacré poids en moins !

Sa rencontre avec la vision non-duelle date d’il y a deux ans. “Comme beaucoup de gens en quête de sens, j’avais exploré de multiples voies, raconte-t-elle. J’avais pratiqué le yoga et la méditation. Je m’étais intéressée au chamanisme, aux vies antérieures, aux approches transgénérationnelles. J’avais été nourrie : ouf, l’homme n’était pas qu’une mécanique biologique. Il y avait une autre facette, voire un autre monde. Une version plus vaste – et plus parfaite – de mon être m’attendait quelque part, au-delà des turpitudes de la vie matérielle. Parfois même, j’avais touché du doigt cette sensation que je n’étais pas que cette petite personne, engoncée dans ses pensées, son histoire et ses soucis…

Mais quand le destin lui a envoyé une série d’épreuves, elle a perdu pied. “Je me suis aperçue que ma quête avait complexifié mon rapport au réel, détaille-t-elle. Elle avait créé de nouveaux remparts, de nouvelles croyances.” Face à la remise en cause de ses repères, elle a ressenti le besoin, profond, d’abandonner toute volonté de maîtrise et de compréhension. “Un soir, je me suis allongée dans l’allée centrale du Sacré Coeur, les bras en croix, et j’ai dit : je n’en peux plus, j’arrête de chercher, j’arrête de résister”, expose-t-elle. En elle, alors, s’opère une brèche intime. “Moi qui avais toujours cru que le but était de s’élever, j’ai vu qu’il s’agissait plutôt de s’effondrer !” Un effondrement doux lui fait voir qu’il n’y a, à chaque instant, qu’un champ de conscience peuplé d’objets – formes, sons, pensées, sensations, émotions… “Des images de mon quotidien défilaient devant mes yeux, explique-t-elle. Soudain, il était vu qu’il n’y avait pas Claire faisant l’expérience de quelque chose d’extérieur, mais juste la scène en elle-même. Une perception pure, se passant d’une séparation entre ce qui perçoit et ce qui est perçu.” En elle, quelque chose fond ; elle en pleure pendant des heures. “C’était comme un retour à la maison”, un immense soulagement, un éclat de rire face à la crispation identitaire à laquelle elle avait si longtemps cru.

Fluidité et intimité

Il m’apparaissait que la solution n’était pas d’essayer une énième fois de sauver le soldat moi-même en regonflant son égo, mais au contraire de lui faire la peau une fois pour toute, poursuit-elle. La Vie n’a pas besoin de lui pour se vivre.” Depuis, “tout est plus spontané, tout est plus direct, libéré de la pression de devoir maîtriser, expliquer ou atteindre. Et que c’est reposant !” En ce sens, beaucoup de personnes ayant vécu une “réalisation non-duelle” parlent de l’installation d’une paix, d’un silence. Quelles que soient les situations, les émotions ou les pensées qui se présentent, qu’elles soient douces ou difficiles, subsiste en toile de fond une qualité de Présence, immobile, sereine.

Ce n’est pas quelque chose à atteindre, souligne l’enseignant anglais Rupert Spira. Que l’on en soit conscient ou non, c’est toujours là. C’est la matière même de tout ce qui est.”  Autrice du livre “Ce qui perçoit”, paru aux éditions Aluna, Annie dit avoir acquis “une grande sensibilité. Un autre niveau de lecture.” D’abord pénétrée par la sensation d’une énergie “à la fois puissante et d’une grande douceur” qui pouvait “prendre toute la place” et la laisser “sans temps, sans pensée”, elle découvre ce que c’est “d’être là, juste là”, puis prend conscience que “ce qui est” est là tout le temps. Désormais, l’esprit clair, débarrassé de l’illusion de s’identifier à un corps ou à des pensées, “je suis capable de ressentir l’endroit où tout est unifié”, indique-t-elle. En émerge “une écoute, une plus grande ouverture.” 

Car la vision non-duelle n’induit pas une dissolution béate dans le néant de l’Absolu : la vie continue, avec ses péripéties, plus ou moins difficiles. Ce qui cesse, c’est l’illusion d’être aux commandes, et le commentaire que l’on pose l’histoire qui est en train de se dérouler. “Des pensées peuvent affluer, des réactions, des émotions, mais elles sont vues pour ce qu’elles sont : des objets qui jaillissent, au gré du contexte, puis disparaissent, poursuit Claire. Tout est vécu de manière plus impersonnelle – donc plus souple et fluide.” 

La disparition de l’idée d’un “moi” peut s’abord susciter une forme de deuil, “mais il n’y a pas de perte”, insiste Claire. Se libérer de ce qui, au quotidien, cristallise et entretient la croyance en un “moi” indépendant libère une énergie extraordinaire. “On perd une énergie folle à faire vivre la personne que nous croyons être, avec les histoires qu’elle se raconte, les mémoires qu’elle nourrit et les peurs qu’elle élabore, constate-t-elle. Faire silence là-dessus, ou du moins le voir pour ce que c’est, simplifie la donne. On se découvre plus spontané, plus disponible à la Vie et à sa saveur.” C’est la vie à zéro distance, la vie qui se vit, directement, à chaque instant, sans commentaire. “Claire, les autres, les situations, tout est vu au même niveau, sans élaboration conceptuelle sur ce qui est extérieur ou intérieur. C’est factuel, : il y a juste Cela ; juste ce qui est ; cette palette d’information qui s’agrège en une histoire, en un moment.

 La vie au présent

Rien à blâmer, rien à commenter, rien à juger : dans cette perspective, la comparaison, les jugements, la jalousie, la culpabilité deviennent hors de propos. “La réalisation non-duelle n’a rien changé aux aléas personnels et professionnels que je peux traverser, indique Claire, mais ils sont vécus différemment. Je ne peux faire autrement que d’être dans le présent. Les pensées du passé n’ont pas de prise. Je n’arrive pas à m’inquiéter pour la suite, car le futur n’existe pas ! Pas plus que l’ailleurs… Je perçois les choses comme des phénomènes qui jaillissent du contexte puis disparaissent. Ça vaut pour la tristesse, pour la colère, pour la joie… Rien ne s’agrippe, rien n’est récupéré de manière personnelle.” 

Autre point commun à ceux qui partagent une vision non-duelle : la disparition de la peur de la mort. “Il ne peut rien arriver puisque ce personnage qui se joue et qu’on appelle Claire n’a pas d’existence réelle !” souligne-t-elle. Face à l’interrogation existentielle de se demander ce que “moi” va advenir quand la mort sonnera, quel soulagement ! Avant, pendant, il n’y a que la Conscience. Elle est à la fois l’espace et la matière de tout les formes et les histoires qui apparaissent puis disparaissent. “Le sens de la vie, c’est la vie elle-même, conclut Claire. Ce vécu vaut pour ce qu’il est. Pendant des années, il y a eu la prétention de vouloir trouver la clé du mystère de la vie ; maintenant il y a juste la saveur de goûter son miracle.”