[DE CE MONDE] Alexandre Dumas, bâtard magnifique

Depardieu :

C’est Gérard Depardieu qui incarne en 2010 Alexandre Dumas dans le film de Saffy Nebbou “L’autre Dumas”.

Du géant de la littérature, le comédien a l’œil bleu et l’embonpoint. La truculence, surtout, cette impulsivité à croquer la vie avec une intensité qui frise parfois la démesure. Dumas, c’est l’aventure, l’emphase. Le film le dépeint grand amateur de cuisine et de femmes. De son vivant, son succès fut immense. Sans conteste, l’écrivain était une force de la nature.

Mais le film laisse dans l’ombre une part essentielle de son histoire : Alexandre Dumas avait un quart de sang noir. Sa mère était une fille d’aubergiste picard et son père une figure à lui seul, fils d’un noble et d’une esclave. Sur les images d’époque, l’écrivain apparaît le teint plutôt clair, mais les cheveux frisés et les lèvres épaisses. De cet héritage, le film ne fait pourtant pas cas, se contentant de quelques bouclettes sur la tignasse blonde de notre Gérard national et d’un teint plus rougeaud que cuivré.

L’omission eut le mérite de faire polémique. À sa sortie, L’autre Dumas est accusé de whitewashing – c’est-à-dire d’avoir voulu gommer la couleur du personnage. Pourquoi ne pas avoir confié le rôle à un comédien noir ? Que croit-on : qu’il n’y a pas en France d’acteurs d’origine afro-caribéenne capables de le tenir ? Ce « détail » aurait-il risqué de troubler le public, voire d’affecter la commercialisation du film ?

Ses producteurs plaident la « liberté artistique » d’un cinéma qui « comme la vie, ne se réduit heureusement pas à la génétique ». Si Dumas était au quart noir, arguent-ils, il était aussi aux trois-quarts blanc. Certes, et le film est plutôt centré sur sa collaboration littéraire avec Auguste Maquet… Mais il évoque également ses sympathies républicaines. Or il est impossible de comprendre celles-ci sans les relier à ses origines.

Un père héroïque

Dans L’autre Dumas, il y a cette phrase, incompréhensible pour qui ne connaît pas l’histoire : « Je tiens ça de mon père », dit Dumas-Depardieu en parlant de ses convictions politiques – sans autre explication. Alors parlons-en, du père : Thomas Alexandre Davy naît en 1762 sur l’île de Saint-Domingue. Son père, Alexandre Antoine Davy, marquis de La Pailleterie, est un hobereau coureur et dispendieux, ayant quitté sa Normandie pour tenter l’aventure en Haïti. Sa mère, Marie-Cessette, est une esclave noire que son père a achetée, puis qu’il affranchira et dont il aura quatre enfants.

Lorsqu’Alexandre Antoine décide de rentrer en France en 1775, il vend sa progéniture pour payer son retour. Un an plus tard, il rachète son fils et le fait venir auprès de lui. L’enfant prend le titre de comte, s’instruit, suit son père dans ses frasques, puis rejoint une prestigieuse académie où il alterne études et apprentissage des armes. Alliant force, intelligence et grâce, Thomas Alexandre y excelle. À 24 ans, il s’engage dans les Dragons sous le pseudonyme de Dumas. Habile au fusil, admirable cavalier, il grimpe rapidement dans la hiérarchie.

En 1792, à la faveur de la création de la Légion franche de cavalerie des Américains et du Midi – un corps constitué d’hommes de couleur -, il est recruté comme commandant en second par le Chevalier de Saint Georges[1]. La même année, il épouse la fille d’un aubergiste de Villers-Cotterêts. Un an plus tard, il est nommé général, devenant ainsi le premier général noir de l’armée française.

Le sceau de la différence

De ce père d’exception, né esclave, devenu aristocrate – mais qui aura à supporter le chancre du racisme tout au long de sa carrière (notamment de la part de Napoléon) –, Alexandre Dumas a peu de souvenirs : né à Villers-Cotterêts en 1802 (année où l’abolition de l’esclavage, décidée une première fois en France en 1794, est révoquée), l’enfant n’a que trois ans et demi lorsque son père meurt.

Elevé par sa mère dans des conditions difficiles, l’écrivain grandit dans le mythe paternel. Obligé de travailler dès 13 ans comme coursier, il étudie en autodidacte, monte à Paris, est embauché comme clerc et nourrit sa passion : l’histoire, le théâtre et l’écriture. La notoriété survient en 1829 avec la pièce Henri III et sa cour. Remarquable dialoguiste, doté d’une vitalité insolente, l’écrivain multiplie les livres et les pièces, fonde un théâtre, achète un château… mais comme le rappelle son biographe, l’auteur et éditeur Claude Schopp, sa vie reste à jamais marquée du double sceau de la bâtardise raciale et sociale.

À l’époque, son métissage n’est pas une exception dans le monde de la culture : le peintre Guillaume Guillon-Lethière, fils d’une esclave affranchie de Guadeloupe et d’un procureur du roi, a dirigé l’Académie de France à Rome[2]. Mais face au succès, les attaques contre Alexandre Dumas vont bon train. Celui que George Sand décrit comme « le génie de la vie » dérange. Pour le dénigrer, on l’attaque sur sa naissance et on met sa part noire en lumière.

Ainsi, le journaliste Eugène de Mirecourt écrit : « Lèvres saillantes, nez africain ; tête crépue, visage bronzé. Son origine est écrite d’un bout à l’autre de sa personne ; mais elle se révèle beaucoup plus encore dans son caractère. » En effet, « aiguillonnez un point quelconque de la surface civilisée, bientôt le nègre vous montrera les dents (…) Monsieur Dumas aime tout ce qui brille, tout ce qui chatoie (…) Les joujoux le séduisent, les fanfreluches lui tournent le cerveau – Nègre ! » Ou encore : « Grattez l’œuvre de Monsieur Dumas et vous trouverez le sauvage. Il déjeune en tirant de la cendre du foyer des pommes de terre brûlantes, qu’il dévore sans ôter la pelure ! »

Pour se défendre, Alexandre Dumas attaque en diffamation et joue de son humour. À un contradicteur qui lui demande lors d’un débat : « Au fait, cher Maître, vous devez bien vous y connaître en nègre ? », l’écrivain répond : « Mais très certainement. Mon père était un mulâtre, mon grand-père était un nègre et mon arrière-grand-père était un singe. Vous voyez, Monsieur : ma famille commence là où la vôtre finit. » Claude Schopp le confirme : toute sa vie, Alexandre Dumas mettra en scène ce qu’il est, y compris sa négritude. Quand il se décrit dans ses Mémoires comme un « nègre » avec des « cheveux crépus » et un « accent légèrement créole », il joue avec le stigmate et se moque de ses détracteurs – car comment lui qui est né et a grandi à quatre-vingt kilomètres de Paris pourrait-il avoir l’accent créole ?

Justice et liberté

Certains travaux le dépeignent obsédé par les questions d’hérédité, de racines et d’origine. Claude Schopp, lui, préfère insister sur la façon dont sa différence a profondément nourri sa personnalité et son œuvre. Alexandre Dumas est un hybride. Sur le plan littéraire, il ne cesse de transcender les genres et d’inventer des formes, publiant des feuilletons dans les journaux, contaminant le roman avec le théâtre…

De ses origines multiples, de son désir de ne pas déchoir vis-à-vis de son père, du tiraillement entre notoriété et raillerie, Alexandre Dumas fait un style. Un engagement, aussi. L’écrivain n’est pas un militant flamboyant, mais sa sympathie envers la cause noire est réelle. Proche de l’homme politique martiniquais Cyrille Bissette, l’un des artisans de la deuxième abolition de l’esclavage en France (votée le 27 avril 1848), Dumas écrit en 1830 aux Haïtiens, en s’adressant à eux comme à des frères. En 1850, il se présente aux élections législatives en Guadeloupe. Quelques années avant sa mort, quand éclate la guerre de Sécession, il envoie même des autographes au président américain Abraham Lincoln afin qu’ils puissent être vendus en soutien aux troupes abolitionnistes.

Quelques-uns de ses romans abordent le thème de la traite : Georges est l’histoire d’une famille de gens de couleur. Son héros, mulâtre charismatique, préfigure le Comte de Monte-Cristo. Dans Le Capitaine Pamphile, un chapitre évoque les négriers qui emmenaient des esclaves d’Afrique vers le Nouveau Monde. Dans Ingénue, un passage décrit les réunions des « amis des Noirs »… Mais c’est surtout en filigrane que l’influence familiale sur l’œuvre de Dumas se fait sentir. Comme son père, l’auteur est épris de justice, de fraternité et de liberté. Les trois mousquetaires sont-ils, comme certains le suggèrent, la transposition des aventures du Général Dumas et de trois de ses camarades de cavalerie ? Et le désir de revanche qui anime Le Comte de Monte-Cristo, est-il celui de Dumas pour lui-même et pour les siens ? Proche du peuple, l’écrivain aime l’Histoire. Pour Claude Schopp, son désir profond est de l’instruire tout en l’amusant – convaincu peut-être qu’on ne peut aller de l’avant que lorsqu’on sait d’où l’on vient.

Un déficit de représentation

À sa mort en 1870, Alexandre Dumas laisse plus de cent cinquante romans, essais ou pièces de théâtre, dont certains deviendront des mythes, adaptés dans le monde entier. En novembre 2002, lorsque ses cendres sont transférées au Panthéon, le président Jacques Chirac rappelle combien il a dû « affronter les regards d’une société française » qui lui fera « grief de tout : son teint bistre, ses cheveux crépus, à quoi trop de caricaturistes de l’époque voudront le réduire ».

La question de la représentation des descendants de l’histoire de la traite négrière et de l’esclavage n’est pas nouvelle. À l’époque de Dumas, naît aux États-Unis une forme théâtrale qui perdurera jusqu’aux années 1960 : le blackface. Un comédien s’y grime en noir pour amuser le public, notamment en singeant les caractéristiques supposément inhérentes aux Noirs. Si ces spectacles, malgré leur racisme, marquent un pas dans la représentation scénique jusqu’alors inexistante des Noirs – certains d’entre eux feront même du blackface -, ils les enferment dans un certain type de rôle. En France, on se souvient de Rafael Padilla, dit le clown Chocolat. Né esclave vers 1865 à Cuba, l’acteur connait le succès grâce à un duo comique basé majoritairement sur les relations entre un Blanc autoritaire et un Noir souffre-douleur. Mais lorsqu’il est le premier acteur noir à interpréter l’Othello de Shakespeare, le public ne suit pas. Il meurt dans l’oubli.

Pour le comédien et metteur en scène Samuel Légitimus, la question soulevée par L’autre Dumas n’est pas tant qu’un acteur blanc puisse jouer le rôle d’un métis, mais que les comédiens de couleur, eux, soient encore aujourd’hui assignés à certains personnages, définis par leurs origines. Quand pourront-ils accéder à une palette de rôles aussi variée que leurs homologues à peau claire ? Si Depardieu joue Dumas, Sonia Rolland pourrait-elle incarner Jeanne d’Arc ? En 2015 au Royaume-Uni, quand la comédienne originaire du Swaziland Noma Dumezweni interprète Hermione dans une pièce de théâtre adaptée de Harry Potter, l’auteure J.K. Rowling doit intervenir pour faire taire ceux qui crient au scandale : la couleur de peau de la jeune sorcière n’est jamais abordée dans le livre ; ses yeux marrons, ses cheveux frisés et son intelligence, si !

Samuel Légitimus est né à Bondy, son père à Paris. Français, souligne-t-il, mais porteur d’un complément d’histoire. Son arrière-grand père, le Guadeloupéen Hégésippe Jean Légitimus, ami de Jaurès, fut le premier élu noir de l’Assemblée nationale. Sa grand-mère, la comédienne Darling Légitimus, obtint le prix de la meilleure actrice à la Mostra de Venise, pour le film Rue Case-Nègres. Pourtant, après cette distinction, elle ne reçut pas plus de propositions de rôles… En 2018, le manifeste Noire n’est pas mon métier, rédigé par seize comédiennes françaises noires ou métisses, met les pieds dans le plat : il est temps de nourrir les imaginaires d’autres visages et d’autres parcours. Pas pour une couleur, rappelle Samuel Légitimus : pour une justice. Pour une humanité et un rapport au monde.

Elargir les références

Fondateur du Collectif James Baldwin, Samuel Légitimus a bataillé pendant 25 ans pour que soit reconnue l’œuvre de cet écrivain essentiel. Longtemps, on lui a rétorqué que le romancier américain n’était important que « pour les Noirs » et que cela n’intéresserait personne… Le succès en 2016 du documentaire de Raoul Peck I am not your negro[3] a prouvé le contraire. Depuis, le collectif croule sous les propositions.

James Baldwin a vécu pendant quarante ans en France. Qui s’en souvient ? Qui sait encore que pour écrire ses fables, Jean de la Fontaine s’est inspiré de l’écrivain grec Esope, ancien esclave nubien dont le nom signifie « nègre » ? Ou qu’Alexandre Pouchkine, l’un des plus célèbres auteurs russes, était l’arrière-petit-fils d’Abraham Hanibal, Tchadien victime de la traite ottomane puis vendu en Russie, où il finit par devenir brillant ingénieur et général en chef ?

Des personnalités issues de l’histoire de la traite négrière et de l’esclavage, nous n’avons pas ou peu de représentations. D’où l’importance d’un Dumas. Pas pour l’essentialiser : pour nourrir la richesse et la complexité de nos identités. Quand le film de Quentin Tarantino Django Unchained évoque en 2012 la négritude de l’écrivain, c’est un pas. Quand Google en 2020 fête l’anniversaire de la parution du Comte de Monte-Cristo en représentant Dumas sous les traits d’un homme noir – plus qu’il ne l’était en réalité – c’est aussi un pas… À condition de ne pas colorer que sa peau, mais aussi l’histoire dont il est porteur, modelée par la société dans laquelle il a évolué, et ce que lui-même en a fait.

L’œuvre et la vie de Dumas n’ont-elles pas encore plus de relief, de profondeur, quand on connaît ses origines ? Nommer sa part noire, la représenter, c’est la faire entrer dans l’imaginaire collectif. Car l’histoire de la traite négrière et de l’esclavage n’est pas que celle des Noirs ; elle nous concerne tous. Elle n’est pas que passée : elle imprègne le présent. Elle a façonné la souffrance d’un peuple, mais aussi mis en place des mécanismes sociaux, politiques et économiques qui perdurent toujours. Cette histoire parle de domination, d’impérialisme, mais également de la façon dont des hommes et des femmes ont au quotidien transcendé l’oppression en témoignant, en imaginant, en créant des formes par des fusions et des mélanges. Ainsi est né le reggae, ainsi sont nés le blues et le jazz…

Gwenaëlle Hamon est professeure de français depuis vingt ans. Quand elle étudie Albert Camus avec ses élèves, elle commence par présenter l’homme, car elle estime que c’est un prisme essentiel pour comprendre son œuvre. Quand elle leur dit : “Né en Algérie, prix Nobel de littérature, mère illettrée”, elle sent leur engouement. Car non seulement cela résonne avec l’histoire familiale de certains, mais cela nourrit leur estime d’eux-mêmes et élargit leurs perspectives.

De même, aborder Alexandre Dumas en ayant conscience de son lien avec l’histoire de la traite négrière et de l’esclavage peut être passionnant. Pour les élèves qui ont des origines multiples et qui peinent à se retrouver dans ce qui leur est enseigné, ignorant souvent l’existence de telles personnalités dans le patrimoine culturel français, mais pas uniquement.

Un homme, une œuvre, c’est un contexte. Dumas est un exemple : d’où que l’on vienne, qui que l’on soit, il est possible, à partir de son histoire singulière, de construire son propre récit et d’en nourrir l’en commun. Allez chiche : « Un pour tous, tous pour un ? »

Paru dans Histoire de l’esclavage et de la traite négrière : dix nouvelles approches, éd.Librio/Flammarion

UN “NEGRE” LITTERAIRE

Alexandre Dumas fut accusé de faire rédiger certaines œuvres par Auguste Maquet. De là naquit l’expression de « nègre », utilisée pour qualifier celui qui écrit pour autrui. Si le terme fut employé dès le XVIIIe siècle, en référence à l’esclavage, pour désigner quelqu’un qui travaille pour un commanditaire sans droit de reconnaissance, c’est en 1845 qu’un pamphlet d’Eugène de Mirecourt contre Dumas le popularisa. « Il embauche des transfuges de l’intelligence, des traducteurs à gages qui se ravalent à la condition de nègres travailleurs sous le fouet d’un mulâtre », écrivit le critique. Comme si un métis ne pouvait être un auteur de génie… Depuis 2017, le ministère de la Culture recommande de parler de « prête-plume » ou de « plume de l’ombre » plutôt que de « nègre ».

[1] Musicien et militaire français, né esclave en Guadeloupe, figure de la Révolution.

[2] Institution située dans la Villa Médicis, dédiée à l’accueil d’artistes en résidence.

[3] Le film retrace la lutte des Noirs américains pour les droits civiques à partir d’un texte de James Baldwin.