[DE CE MONDE] Ecstazy post-traumatique

Clara a oublié son nom, mais elle se souvient du médaillon qu’il portait autour du cou. Un médaillon en résine noire, décoré d’un smiley et d’une pilule rose. Clara avait 20 ans, elle étudiait à Oxford. Lui avait les cheveux longs, et officiait comme DJ dans les premières raves parties. A priori peu encline aux soirées clandestines, Clara avait dansé sur sa musique, mais jamais, Ô grand jamais, testé sa petite pilule : hors de question qu’une substance prenne le contrôle de son corps !

Clara sourit. Presque trente ans plus tard, elle aurait tant à dire sur la MDMA, ou 3,4-méthylènedioxyméthamphétamine… Connue sous le nom d’ecstasy, cette molécule de la famille de phényléthylamines, comme la mescaline ou les amphétamines, est née en 1912 dans les laboratoires de la firme pharmaceutique Merck, d’abord pour participer à la synthèse d’un médicament anti-hémorragie. Distribuée aux soldats allemands pendant la première Guerre mondiale pour son effet antidépresseur et anti-fatigue, elle a ensuite été délaissée, jusqu’à ce que le chimiste Sasha Shulgin, connu pour avoir expérimenté dans les années 70 une ribambelle de substances psychoactives, attire l’attention de la communauté scientifique sur la capacité de la MDMA à provoquer une conscience altérée « facilement contrôlable, à connotation émotionnelle et sensuelle ». Des psychologues s’en emparèrent à titre thérapeutique, mais la propagation festive de l’ecstasy auprès des jeunes finit par mener à son interdiction à partir de 1984.

Retrouver le chemin de la confiance 

Jamais Clara n’aurait imaginé en prendre. Puis il y eut la rupture : alors qu’elle était mariée et mère d’un petit garçon, du jour au lendemain, elle perdit son compagnon, sa sécurité affective, sa sécurité tout court. Elle qui se croyait solide, s’est effondrée. Pourquoi réagissait-elle si violemment ? Que rejouait-elle de son histoire ? Un travail en EMDR fit ressurgir le souvenir d’abus sexuels subis durant l’enfance. Puis un psychothérapeute lui glissa : « Je sais ce qui pourrait vous aider ». C’est ainsi qu’elle se retrouva, encadrée par des experts, à expérimenter la MDMA.

« Au départ, j’ai lutté, explique-t-elle. Je sentais mes résistances, mon réflexe de mise à distance. Comme si ma voix intérieure cherchait une fois encore à me protéger de toute invasion extérieure. Puis j’ai compris que je devais la faire taire pour laisser vivre ce qui était là, sans commentaires. A ce moment, un chemin s’est dessiné de ma tête vers mon cœur. » Depuis cet endroit, les aléas des derniers mois lui semblèrent bien anecdotiques. Ce qui suivit fut « un état de pure félicité ; un bain d’amour total, doux et joyeux. »

Si l’EMDR lui avait fait prendre conscience des causes de son traumatisme et de ce qu’il avait conditionné en elle, la MDMA lui montrait, physiquement, une nouvelle façon de fonctionner. Comme si tout son corps, enfin, pouvait baisser les armes. « Tu es en sécurité, semblait lui dire l’expérience. Tu peux rouvrir ton cœur, tu peux avoir confiance ; ne retiens pas la vie en toi. » Plonger, laisser être, ressentir et exprimer l’amour contenu depuis tant d’années dans la fluidité et la légèreté… « Au fil des semaines, j’ai senti mon rapport au monde devenir plus spontané, raconte-t-elle. Quand ça re-contracte, je me connecte à l’énergie contactée sous MDMA. Ce sentiment d’amour qui surplombe tout, englobe tout, remet de la beauté et permet de poser les choses sans se crisper. » 

Un levier rapide et puissant 

Clara, alors, ignore tout des recherches qui, dans différents pays, sont sur le point d’homologuer l’usage thérapeutique de la MDMA. En 2017, après plusieurs années d’études, menées notamment par la Multidisciplinary Association for Psychedelic Studies (MAPS), la très officielle Food and Drug Administration américaine lui a attribué le statut de thérapie innovante, dans le cadre du traitement du stress post-traumatique. « Pour obtenir une telle désignation, une substance doit avoir montré qu’elle présente un avantage significatif sur les interventions habituellement utilisées pour traiter une pathologie considérée comme potentiellement mortelle », indique le psychologue et psychothérapeute Marc Brami dans le livre d’Olivier Chambon et Jocelin Morisson La révolution psychédélique. Aux Etats-Unis, les études visant à l’autorisation finale de la MDMA comme substance associée au traitement des troubles post-traumatiques sont en cours. Au Canada, en Australie, aux Pays-Bas, sa reconnaissance pourrait aussi être pour bientôt. 

« Dans les cas de stress post-traumatique, les mécanismes normaux de régulation affective sont débordés de manière extrême », commente Marc Brami. Le système nerveux des traumatisés est bloqué en position d’urgence, soit sous forme d’une hyper-vigilance, soit sous celle d’une insensibilité à la douleur et à l’émotion. Les travaux menés sur l’action de la MDMA montrent qu’un protocole de psychothérapie incluant trois prises à un mois d’intervalle, précédées par quelques séances de préparation sans substance, favorise les attitudes pro-sociales, stimule les sentiments positifs, réduit l’activation des zones cérébrales impliquées dans les réactions de peur et d’anxiété, et participe à la création d’une confiance entre patient et thérapeute. « Sous MDMA,  portées par un sentiment d’amour, les émotions qui avaient été réprimées, et qui avaient induit inconsciemment des symptômes physiques et des comportements, peuvent être libérées et accueillies dans une grande tranquillité, confirme le psychiatre Olivier Chambon. La personne devient en capacité de s’accepter, d’accepter les autres, et de vivre des expériences émotionnelles ou relationnelles réparatrices. »

Les recherches montrent également que la MDMA n’offre pas simplement une efficacité accrue : elle produit ses effets bien plus vite que les autres traitements. En quelques heures, elle permet l’accès à un « matériel thérapeutique » pertinent, qui ne se dévoile habituellement qu’au bout de quelques mois de thérapie classique – voire jamais. « De ce point de vue, elle permet d’envisager un changement de paradigme thérapeutique presque aussi spectaculaire qu’ont pu être l’introduction de la pénicilline en médecine infectieuse ou des tout premiers neuroleptiques en psychiatrie : un changement complet de la donne », estime Marc Brami. Rick Doblin, le fondateur de MAPS, peut en témoigner : intéressé par les thérapies psychédéliques, il avait d’abord pris du LSD, mais s’était heurté à ses propres verrous psychiques ; malgré de multiples tentatives, il n’arrivait pas à lâcher prise. Jusqu’au jour où il essaya la MDMA avec son amie. « C’était profond, et nous pouvions exprimer tellement d’amour l’un envers l’autre, rapporte-t-il. Et c’était authentique. Ce n’était pas la drogue qui parlait : c’était nous. C’était bien plus clair, sans affecter les perceptions comme peuvent le faire les psychédéliques. » 

Pas d’accoutumance, pas de sevrage, un levier puissant, rapide et sécurisant : les propriétés de la MDMA « sont exactement celles qui permettent de lever les obstacles habituellement rencontrés au cours du travail psychothérapeutique », poursuit Marc Brami. Si le stress post-traumatique est le trouble pour lequel la MDMA est actuellement la plus étudiée, des résultats encourageants émergent dans d’autres domaines, tels que le traitement de l’anxiété sociale des autistes, mais aussi l’addiction à l’alcool, les troubles alimentaires, les violences sexuelles, les douleurs chroniques, les problèmes de couple, voire l’amélioration des conditions de fin de vie.

Du thérapeutique au spirituel

Clara, à plusieurs mois d’intervalle, a réitéré son expérience de la MDMA. « A chaque fois, l’expérience m’offrait un miroir de là où j’en étais, témoigne-t-elle. Je percevais comment mes proches et moi-même fonctionnions. Mais au lieu que ce soit vu avec angoisse, colère ou culpabilité, c’était avec beaucoup de tendresse et d’amour. Je pouvais alors mieux distinguer la direction à prendre. » Comme si la substance lui permettait d’accéder à « une version idéale » de son être…  Jusqu’à réaliser que l’important, au-delà de sa « petite personne », était ce substrat de paix, de joie et de douceur auquel la MDMA donne accès, et qui constitue peut-être notre « nature véritable ».

« L’intéressant dans ces substances, c’est la thérapie des profondeurs, celle qui permet d’explorer les champs de la conscience et d’atteindre le transpersonnel, le mystique – quitte à passer au préalable par toutes les libérations émotionnelles nécessaires », commente le Dr Chambon. Auteur et conférencier, Stephan Schillinger s’intéresse lui aussi aux ponts entre psychologie et spiritualité. « Le regain d’intérêt pour les vertus médicales des psychédéliques est une avancée, mais elle n’est pas exempte de travers », souligne-t-il. Un risque, notamment, est leur récupération par des firmes pharmaceutiques. « Certaines  développent des produits qui conservent l’aspect thérapeutique des molécules, explique-t-il, mais gomment leur aspect psychédélique », c’est-à-dire, étymologiquement, « révélateur de l’âme ». Or cet aspect « spirituel » est selon lui « fondamental », car il permet de contacter des réalités « alternatives, mais non moins réelles » – dont celle, ultimement, de dissolution de l’égo.

Attention toutefois : en France, l’usage de la MDMA reste prohibé. Et son utilisation potentielle nécessite de sérieux garde-fous. « En la consommant sans conscience ni cadre sacré, on risque de passer à côté de tout ce que l’expérience peut apporter, prévient Stephan Schillinger. Ce serait comme aller dans un restaurant étoilé et commander un Big Mac. » Les spécialistes avertissent en particulier sur l’importance du « set and setting », c’est-à-dire du contexte dans lequel se déroule la prise. « Plusieurs paramètres conditionnent la qualité et l’intensité de l’expérience », détaille Stephan Schillinger : la dose absorbée, mais aussi l’état intérieur de l’utilisateur, son intention, ses attentes, sa personnalité et ses défenses au moment de la prise, ainsi que les circonstances de cette dernière. Est-elle accompagnée ? Par qui ? 

La nécessité du cadre

Si l’expérience est attirante, dès lors qu’elle est abordée dans une intention d’exploration de soi, d’ouverture du cœur ou de visite des traumas, elle n’est pas forcément une sinécure. « La plupart d’entre nous, pour nous protéger et maîtriser les situations, avons surinvesti la sphère intellectuelle, souligne Stephan Schillinger. La MDMA court-circuite momentanément celle-ci pour entrer en contact avec nos émotions. Cela peut bousculer nos systèmes de défense et ouvrir des cartons qui étaient fermés pour de bonnes raisons. » Pour éviter que les personnes, alors, « s’enferrent dans des boucles et se fassent du mal », la présence bienveillante et éclairée d’un thérapeute est fondamentale. « Sortir d’un traumatisme prend du temps, rappelle le Dr Chambon. Laisser la personne s’ouvrir seule peut être dangereux. Pour en faire quelque chose de transformateur, de soignant, il faut un professionnel qualifié. » 

Sans compter la nécessaire connaissance des impacts de la MDMA sur l’organisme. « Des doses élevées peuvent avoir des conséquences, notamment sur les reins, avertit le Dr Chambon. La MDMA tire sur les réserves. » La substance peut créer une hyperthermie grave, « si et seulement si on la consomme en état de déshydratation avancé – dans une salle surchauffée en ayant beaucoup dansé par exemple, et en ayant bu de l’alcool, précise le médecin. Dans le cadre d’une utilisation médicale ou spirituelle, elle est sans aucun danger chez les gens en bonne santé. » Mieux vaut donc, pour qui tenterait l’expérience, être en bonne santé, sans trouble cardiaque, hypertension, dépression chronique, risque psychotique ni autre contre-indication, puis éviter de laisser sa température corporelle augmenter, de consommer simultanément une autre substance psychoactive, et de multiplier les prises dans un délai trop court.

« La prise ponctuelle de MDMA, dans un cadre sécurisé, m’a aidée à regarder mon histoire en face, à la traverser puis à la laisser se dissoudre, conclut Clara. Je suis plus sereine, plus apte à vivre le moment présent. Il y aura des aléas, mais mon rapport aux autres a changé. Tout est tellement plus souple… » Comme l’écrit la journaliste Stéphanie Chayet dans son livre Phantatisca, consacré au potentiel guérisseur des psychédéliques, s’il n’y a sans doute pas « de solution miracle », une approche novatrice associant « l’action complémentaire de la parole » et d’une molécule, basée non plus « sur une dose quotidienne » (comme les antidépresseurs) mais sur une « dose unique, ciblant la cause plutôt que les symptômes », peut être une voie de mieux-être. « Au fond, il s’agit de toucher du doigt ce que nous sommes quand la voie du cœur est ouverte, conclut Clara. Cette communion-là, c’est l’essence du monde. » Mais répétons-le : en France, la MDMA, même à usage thérapeutique, est encore interdite par la loi.

Article publié dans Inexploré Magazine – Mars 2022

Les processus neurochimiques

Dans La révolution psychédélique d’Olivier Chambon et Jocelin Morisson, le psychologue Marc Brami explique que la MDMA, au niveau neurochimique, augmente massivement la sérotonine disponible, « via à la fois une inhibition de sa recapture et une induction de sa libération ». La molécule induit aussi « la sécrétion d’ocytocine » – hormone impliquée dans le sentiment de confiance et d’amour – et, dans une moindre mesure, « de dopamine ». Elle semble en outre favoriser la libération de cortisol et de norépinéphrine, « ce qui pourrait expliquer qu’elle contribue à l’extinction, si utile en thérapie, des réponses de peur ».

Une porte d’entrée ?

La MDMA, contrairement à d’autres psychédéliques, n’entraîne pas de vision. Sa spécificité est de permettre une perception aiguisée tout en restant en prise avec son environnement. « Elle offre la possibilité d’une réalisation spirituelle sans que celle-ci soit complètement déboussolante », confirme l’auteur Stephan Schillinger. Dans le milieu des psychédéliques, la MDMA est donc souvent présentée comme « une première marche » avant d’autres substances. « Elle peut être vue comme horizontale, immanente, là où d’autres psychédéliques comme le LSD ou les psilocybes sont verticaux, transcendants », convient le psychiatre Olivier Chambon. En induisant un sentiment de confiance « envers soi-même, le thérapeute et les psychédéliques », la MDMA permet de lâcher les valises émotionnelles qui pourraient plomber un futur voyage transcendantalPour autant, elle peut aussi être considérée comme une médecine à part entière : celle de l’épanouissement, ici et maintenant, de l’espace du cœur.