[DE CE MONDE] Des mondes, une conscience ?

Il y a l’expérience du monde matériel, et il y a ces moments où d’autres réels s’invitent. Oniriques, chamaniques, médiumniques, peuplés de formes qui, pour qui les vit, semblent tout aussi chargées de vérité et de sens. Et s’ils étaient tous, le fruit d’un continuum de conscience ?

« Et l’on se trouve alors, pour tout dire, dans une situation telle que cinquante onomatopées différentes, simultanées, contradictoires et chaque demi-seconde changeante, en seraient la plus fidèle expression. » Par ses mots débute Misérable miracle, récit par le poète Henri Michaux de son expérience de la mescaline – le principe psychoactif d’un cactus nommé peyotl. « Parfois des mots se soudaient sur le champ, poursuit l’écrivain. “Martyrissiblement” par exemple me venait et me revenait, m’en disant long, et je ne pouvais m’en dépêtrer. Un autre, infatigable, répétait “Krakatoa !” “Krakatoa ! Krakatoa !” ou un plus commun encore comme “cristal” revenait vingt fois de suite, me tenant à lui seul un grand discours, chargé d’un autre monde. » Autre monde : l’expression est lâchée. Pour qui les vit, intimement, ces explorations ne sont pas de simples hallucinations en marge du réel, mais l’accès à un autre territoire de l’être où tout se révèle singulièrement sensible et signifiant. Au fil de son récit, Henri Michaux dévoile ainsi combien ces visions « aussi saisissantes qu’insaisissables », peuplées tour à tour de « mille couteaux étincelants », d’Himalaya immenses, de « m qui dansent » ou de couleurs éclatantes, avaient des enseignements à lui transmettre.

Dans les cultures chamaniques, on le sait bien : ces territoires invisibles, ainsi que les apparitions qui les peuplent, sont d’une richesse inouïe. Et en cela, rien d’extraordinaire : ces cultures ne font pas la distinction entre deux mondes, l’un intérieur, spirituel, invisible ; l’autre extérieur, matériel, visible. Leur réalité inclut tout aussi bien le serpent qui se faufile sur le pas d’une porte, que celui qui s’invite dans l’esprit d’un chaman.

Plus près de nous, et on l’oublie souvent, ce drôle « d’ailleurs » nous accompagne au quotidien. Tous les jours, nous agissons sans y penser, comme en pilote automatique. La voiture s’est conduite, pendant des kilomètres, sans que nous sachions où, pendant ce temps, est parti notre esprit. Tous les soirs, le sommeil nous entraîne dans des rêves parfois abracadabrants, mais dont on sait qu’ils ont une utilité. Ces « autres mondes » sont là, aussi, quand, en hypnose, on retrouve la mémoire d’un traumatisme de la petite enfance, voire d’une possible vie antérieure. Auteur de Souvenirs de l’au-delà, le Dr Michael Newton ne fut-il pas le premier surpris lorsqu’un de ses patients, souffrant d’une douleur chronique au côté droit, vit en état d’hypnose profonde que celle-ci était liée à un coup de baïonnette reçu alors qu’il était soldat en France durant la Première Guerre mondiale ? « À la suite de cette révélation, nous avons réussi à totalement éliminer la douleur », précise le Dr Newton. Parfois encore, il peut arriver de sentir une présence à nos côtés. Grand-mère défunte, ange, esprit allié : ressource précieuse, quoi qu’il en soit, vécue avec émotion comme un cadeau du Ciel – et qui, parfois, a des messages à nous livrer.

« La conscience peut être définie comme ce qui perçoit, ce qui expérimente, souligne le praticien chamanique Laurent Huguelit. En ce sens, là où il y a perception, il y a conscience. C’est elle qui assure la continuité entre les mondes. » Tout est peut-être déjà là, autour de nous, aiguillant nos destins, soufflant à nos oreilles, mais nous ne sommes pas capables de le percevoir. En rendant manifeste ce qui est habituellement invisible et inaccessible, les expériences visionnaires offrent la possibilité de mieux cerner le mystère de la conscience, sa nature, son origine, son rôle dans l’univers.

UNE QUESTION D’ÉTAT DE CONSCIENCE

Nous avons tous nos croyances, nos cosmogonies héritées de notre famille, de notre culture ou de notre vécu. Ces grilles de lecture ont toutes leurs valeurs, leurs récits mythiques et leurs êtres fantastiques. Dans la perspective matérialiste, en faire l’expérience directe est souvent rangé dans la case de la rêverie, du symbolique, de l’imaginal, voire du pathologique. Le fruit, sans doute, d’un complexe processus chimique ou neurologique ? Le psychiatre et psychothérapeute Olivier Chambon ne le pense pas. « Comme l’a écrit le docteur en psychologie Pierre Weil, la réalité est fonction de l’état de conscience, indique-t-il. Rien n’est visible ou invisible en soi. Si vous regardez un arbre puis que vous fermez les yeux, vous ne le voyez plus. Cela ne veut pas dire qu’il a disparu. La réalité de votre expérience subjective a changé, pas le paysage alentour. » L’invisible deviendrait donc visible pour qui entre dans l’état de conscience adéquat, la capacité perceptive adéquate. Tout ce que nous expérimentons ne serait que le fruit d’un état de conscience particulier. Monde matériel ? État de conscience. Monde des esprits ? État de conscience…

Dans les années 1970, le psychologue américain Timothy Leary a conçu un modèle de compréhension du cheminement existentiel de l’âme humaine, fondé sur huit « circuits » de conscience, reliés les uns aux autres, et correspondant chacun à une couche spécifique de réalité. Au départ : « la simple vie matérielle », indique Laurent Huguelit dans son livre Les Huit Circuits de conscience. Ultimement : au-delà du temps et de l’espace, « le vide énergétique créateur de tous les univers possibles ». Entre les deux : des strates de conscience, d’abord « terrestres », correspondant au déploiement corporel puis émotionnel, conceptuel et culturel de l’être, puis, une fois réalisé que la Vie est sans doute bien plus vaste que cela, une ouverture aux circuits dits « supraterrestres » : par l’exploration des énergies subtiles, d’abord, via des pratiques telles que le magnétisme, la radiesthésie ou les médecines traditionnelles, puis par l’ouverture à l’expérience visionnaire, via les rêves, le chamanisme, la médiumnité ou le channeling. « Jusqu’à l’idée de Dieu », indique Laurent Huguelit, c’est-à-dire une totale réceptivité où l’individu se laisse pénétrer « par le flux d’intelligence qui modèle l’univers ».

Dans son livre L’éveil psychédélique, le Dr Chambon propose à son tour une cartographie des étapes d’élargissement de la conscience. « La carte n’est pas le territoire, elle ne remplace pas l’expérience directe, souligne-t-il, mais elle peut être utile pour appréhender le voyage. » Le premier niveau est personnel : pris jusque-là dans les filets des phénomènes matériels et de sa psyché consciente et inconsciente, l’individu y accède à une version plus large de la réalité ordinaire et de lui-même, en devenant « conscient de son inconscient » et en entrant en relation avec des choses éloignées par le temps et l’espace – au gré d’une prémonition, par exemple. Le deuxième niveau, lui, déborde les frontières de l’individu pour s’ouvrir à des champs dits « transpersonnels », c’est-à-dire indépendants du « petit moi » et situés sur des plans vibratoires différents. C’est le monde de l’archétypal, du symbolique, de l’inconscient collectif, des territoires « invisibles ou parallèles » où l’on peut être rencontrer des entités – d’autant plus étonnantes qu’elles peuvent être vues par d’autres, ou porteuses d’informations avérées et utiles. Le troisième niveau, enfin, est celui de l’expérience mystique où l’individu perd le sens de la forme pour entrer dans le champ de l’essence. On y devient « conscient de la Conscience », de ce « Grand Tout » où le « moi » disparaît, au profit du seul « je » – c’est-à-dire d’une « êtreté » débarrassée de l’identification à un corps et à une personnalité.

UNE MÊME SUBSTANCE ORIGINELLE

L’homme s’éleverait-il pas à pas vers une vérité de plus en plus fine, de plus en plus ultime, où sa propre centralité prendrait de moins en moins de place ? Avec quelle assurance d’objectivité ? « Aucune ! » lance le Dr Chambon. Car au fil de ses recherches, il en est venu à penser, comme d’autres, que toute expérience – dans le monde invisible comme dans la réalité ordinaire – est subjective, car fruit de la conscience. « Il n’a jamais été prouvé que la matière créait la conscience », souligne le médecin. Dans le modèle post-matérialiste, la conscience est première. Elle est ce par quoi tout apparaît et ce sans quoi nous n’avons aucune expérience du monde.

Les études en physique quantique, notamment, mènent à l’hypothèse d’une subjectivité primordiale. « En physique théorique, rappelle le physicien François Martin, qui a travaillé pendant quarante ans au sein des laboratoires du CNRS, on considère qu’il existe au départ un espace statique, sans temps, où tous les états virtuels de la matière sont présents sous forme de potentialités, mais où aucun n’est activé. » Pour que le mode virtuel d’une particule devienne réel, il faut injecter dans le vide quantique une certaine quantité d’énergie. En particulier, « dès que l’on y fait une mesure, c’est-à-dire dès qu’un observateur pénètre à l’intérieur, un état “classique” se détermine ; le système se modifie et cela engendre le temps », indique le scientifique. En physique quantique, l’expérimentateur est fondamental ; en décidant quelle expérience il va faire, il participe au résultat. On ne peut plus séparer le sujet de l’objet. « Par analogie, conclut François Martin, on pourrait considérer qu’il existe hors de l’espace-temps, un champ où tous nos états psychiques ou physiques préexistent à l’état virtuel, même si nous n’en avons pas conscience. L’un d’eux ne deviendrait concret que lorsque nous faisons un choix, volontaire ou non. » Ainsi, le psychisme humain serait « une excitation particulière d’un champ de nature quantique, sous-jacent et universel, contenant les germes de toutes les formes possibles de subjectivité pouvant exister dans l’Univers ».

Au XVIIe siècle, déjà, Spinoza posait l’hypothèse que le monde ne serait composé que d’une seule « substance » – du latin sub-stare, ce qui repose en dessous de tout, le fondement de tout –, et de laquelle émergeraient l’esprit et la matière. Le cerveau, loin de créer la conscience, servirait de « filtre » limitant l’accès aux champs d’information primordiaux – créant ainsi l’illusion de l’individualité. Pendant une expérience de conscience élargie, cette interface se mettrait en veilleuse ; l’exploration d’autres facettes de la Vie serait alors possible.

DES PASSAGES MAIS PAS UNE FIN

Dans cette perspective, la quête visionnaire aurait pour vertu de nous faire toucher du doigt l’étendue et l’intelligence de cette force signifiante qu’Olivier Chambon nomme « VIE », acronyme de Vibration, Information, Energie. Devenir sensible à ses différentes dimensions, obtenir des informations habituellement inaccessibles, trouver des clés de guérison et de transformation vers plus de paix, de joie et d’harmonie… En ce sens, son exploration serait un lieu de passage importants, à même de remettre en question notre conception du monde et de la vie. « Et plus on monte haut, plus on est traversé par ce flux d’amour absolu », remarque le Dr Chambon, donc plus à même « de relâcher émotionnellement, de craquer la carapace de l’égo et de réaliser à quel point nous ne sommes pas des individus mortels, séparés », mais l’émanation d’une même substance originelle.

Attention toutefois aux fantasmes : s’essayer aux états élargis de conscience n’est pas toujours de tout repos. On s’aventure sur des terrains sensibles. En chemin, tout peut s’inviter : nos propres démons, nos résistances, nos engrenages fous, nos volontés de maîtrise, nos mémoires traumatiques… Henri Michaux en témoigne dans Misérable miracle : « Ce jour-là, écrit-il, on secoua mes cellules, on les sabota, les mit en convulsions (…) On n’en sort pas fier. Une petite mort. » Là est peut-être l’enjeu : comprendre qu’être en contact avec des plans subtils n’est pas une fin en soi, mais une invitation à renoncer à une exaltation de l’égo. Entrer en territoire invisible peut être source de confusion. En y cherchant une vérité, on peut s’y fourvoyer, s’y retrouver sous le joug d’une forme de fascination. D’une complexification du rapport à la Vie, aussi. Utilisé constructivement, voyager dans les mondes invisibles permet de renforcer son positionnement existentiel et son assise personnelle. Mal interprétés, ils peuvent ouvrir la porte à une mécompréhension : non, on n’est pas un grand manitou si l’on reçoit de l’au-delà des informations ; c’est une qualité inhérente à la Conscience, pas à l’individu. L’enthousiasme de la découverte est normal. Mais si elle enferme l’être dans un tunnel de réalité limité ou l’empêche de vivre sa vie dans la matière, cela devient problématique. « Là est la différence entre le chaman et le fou, conclut Laurent Huguelit : le premier revient de son expérience visionnaire et en fait quelque chose ; pas l’autre. »

D’où l’importance du cadre et de l’accompagnement. « Si la personne est aidée dans son voyage par des personnes qualifiées, si son intention est correctement posée, c’est-à-dire si sa préparation, sa motivation et son état d’esprit sont justes », alors l’expérience ne l’entraînera vers une croissance du « petit moi » mais vers un égo « plus pacifié, plus aimant, plus humble et reconnaissant devant la grandeur et le sacré », estime le Dr Chambon. Henri Michaux le montre dans son récit : au terme des voyages, l’être ne s’élève pas, il s’effondre, invitation à « la capitulation », à l’abandon profond à ce qui Est.

Car en fin de compte, il n’y a peut-être que cela : la Conscience, en tant que capacité au sein de laquelle toutes les perceptions peuvent émerger, toutes les histoires peuvent être contées. Histoires de visible ou d’invisible, personnelles ou transpersonnelles : histoires toujours. Partout, d’un monde à l’autre, d’un plan à l’autre, le filtre change, l’apparence change, mais une seule chose se dévoile : la Conscience et ses qualités. « Celui qui est éveillé est au-delà de toute expérience, disait le sage indien Nisargadatta Maharaj. Au lieu de chercher ce que vous n’avez pas, trouvez ce que vous n’avez jamais perdu. La vérité est vous-même. Cessez de vous en éloigner en lui courant après. Avant que le monde n’existe, la conscience était. Le monde vient à l’existence dans la conscience, il perdure dans la conscience, il se dissout dans la pure conscience. Toutes les divisions sont dans le mental ; il n’y en a pas dans la réalité. »

Article publié dans le magazine Inexploré, décembre 2021

Le garde-fou du corps

« Bring your body with you. » « Emporte ton corps avec toi. » Tel est le conseil donné par Antero Alli dans son livre Angel Tech, consacré aux huit circuits de conscience. Alors que le corps semble sans importance dans les mondes invisibles, « c’est à travers lui qu’on vit l’expérience puis qu’on la digère et qu’on la métabolise », rappelle Laurent Huguelit. Le corps est à la fois le pourvoyeur de l’énergie vitale, le point d’ancrage des perceptions et l’outil des « retours sur Terre ». Par conséquent, « plus on travaille dans des circuits de conscience non ordinaires, plus on doit simultanément augmenter sa conscience corporelle », indique le praticien chamanique. La quête spirituelle a besoin de temps de pause et de maturation. Pas d’exploration sécurisée des mondes invisibles sans prendre le temps du repos, de l’activité physique, de la respiration, du soin porté à l’alimentation, au plaisir de la matière et de la nature.