[DE CE MONDE] Un géobiologue au château

Il y a un privilège et une grâce à atteindre Chambord au petit matin. Le domaine est paisible, son parking vide, ses allées désertes, son château assoupi. La douceur calme d’une fin d’été. Du côté des écuries, à proximité d’un plan de salades, une abeille vibre pour une fleur. Le potager s’éveille. Chut, les potirons poussent… Déjà, deux jardiniers s’affairent, arrosant ce qui doit l’être. Un premier visiteur arrive ; il vient chercher son panier de légumes.

Quelques centaines de mètres plus loin, dans un grand champ en friche, un homme en chapeau de paille est au travail, des baguettes de sourcier à la main. Thierry Gautier est géobiologue. Depuis deux jours, concentré sur sa tâche, il arpente sans relâche le terrain. Il est à l’écoute. De quoi ? De la terre elle-même. Dans quel but ? Détecter sur vingt mille mètres carrés les rayonnements telluriques des veines d’eau souterraines. “Ces deux hectares sont destinés à devenir un verger, explique-t-il. La présence de rayonnements affecte la croissance et la production des arbres. J’ai été mandaté pour identifier ceux dont l’intensité pourrait être nocive aux fruitiers.”

L’influence des rayonnements

Ces derniers temps, ça bouge à Chambord. Sous la conduite d’Étienne Guillaumat, directeur de la chasse et de la forêt du domaine, et de son jardinier en chef Baptiste Saulnier, un potager biologique a vu le jour il y a un an. “Une activité agricole existe ici depuis qu’il y a dix ans, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, des établissements comme Chambord, Versailles et le Louvre ont été priés d’arriver à leur autofinancement à l’horizon 2020”, explique Étienne Guillaumat. Une dynamique a été lancée, incluant l’organisation d’expositions et de spectacles, mais aussi la valorisation “dans la conscience et le respect” des ressources naturelles de cette vaste étendue de 5440 hectares. Vignes, ruches, bois d’œuvre, bois de chauffe, récolte d’eau de bouleau… Et désormais déploiement d’une production “biologique et écologique” de fruits et de légumes.

La difficulté, c’est que les sols de Chambord, du fait de leur géologie particulière, sont peu propices aux cultures. Comment en tirer le meilleur parti, sans nuire à la terre et au vivant ? Sur les conseils croisés de Philippe Desbrosses, pionnier de l’agriculture biologique, et de Jacques Rocher, conseiller en agroforesterie, Baptiste Saulnier a fait venir Thierry Gautier : lui peut-être serait capable de déterminer où planter les arbres, pour qu’ils se développent au mieux… “Le travail d’un géobiologue consiste à détecter les rayonnements de l’eau souterraine dans le cadre de l’implantation d’une habitation, d’un bâtiment d’élevage ou d’une plantation de végétaux, précise Thierry Gautier. Il ne recherche pas un courant d’eau, contrairement au sourcier, mais la zone d’influence de celui-ci, qui est toujours plus large que la veine elle-même.”

Car stationner durablement au-dessus de ces rayonnements serait nuisible à la santé. Dans les années 1980, des scientifiques tels que le Professeur Yves Rocard se sont penchés sur ces phénomènes. Il a posé l’hypothèse que les courants d’eau souterrains, ainsi que les frottements des plaques géologiques, induisent des courants électriques mesurables à la surface, ainsi qu’une variation du champ magnétique terrestre. Les organismes vivants – l’homme y compris – seraient sensibles à ces anomalies.

“L’effet le plus marquant de la perturbation biologique engendrée par le rayonnement du sol est la formation du cancer sur les arbres de toute espèce”, écrit le Professeur Robert Endrös dans son livre La biophysique de l’eau : le rayonnement de la terre et son influence sur la vie. Selon lui, les rayonnements viendraient perturber les micro-ondes des flux hormonaux qui assurent la régulation inter-cellulaire de l’arbre. A chaque espèce son symptôme : le pommier va pousser de biais, car il cherche à s’écarter des rayonnements souterrains de l’eau pour produire ses fruits en zone saine. Le platane, le tilleul ou le bouleau, eux, vont développer des excroissances nommées broussins. Le laurier et le groseillier vont devenir rachitiques. Le tronc du chêne va pourrir de l’intérieur, alors que celui du châtaignier et du poirier va se vriller, et celui du hêtre se dédoubler en forme de fourche.

Dans cette approche, plus le débit du courant d’eau est fort, plus son rayonnement l’est aussi. Et plus la veine est proche de la surface, plus son rayonnement est intense. “Une circulation d’un débit de 5000 litres par heure située à cinq mètres de la surface rayonne davantage qu’une circulation de même débit située à trente mètres, illustre Thierry Gautier. Et à égale profondeur, “une circulation de 5000 litres par heure rayonne moins qu’une circulation de 12000 litres par heure”. La nature géologique du sol joue également. Ainsi, une eau s’écoulant dans un sous-sol poreux, de sable ou de gravier, rayonnera moins qu’une eau circulant dans une faille de granit, dont les frottements induisent “de plus forts courants électriques”, indique le géobiologue.

“Je suis un arbre”

En arrivant à Chambord, Thierry Gautier a d’abord pris une journée pour “entrer en relation avec le lieu”. L’arpenter, fouler sa terre, faire connaissance avec ses arbres, afin d’en ressentir l’énergie et nourrir sa réceptivité. “Quand on marche, on capte plein de choses, même si l’on n’en a pas conscience, développe-t-il. Des veines d’eau, il y en a partout. A l’instant précis où nous posons le pied au-dessus de l’une d’elles, nos glandes surrénales sécrètent de l’adrénaline, et notre thyroïde se met à fonctionner trois fois plus. Dès que nous en sortons, ça s’arrête. Ce n’est pas magique, c’est de la biophysique.”

Pour conscientiser le processus, lui pose clairement au départ la demande intérieure “d’emmagasiner des informations” pour délimiter la zone de travail dans laquelle il va circuler et les alliés sur lesquels il pourra compter. “Ce grand aulne”, par exemple, tout au bout du terrain, à qui il demandera de l’aiguiller de temps en temps. « Lui la boit, cette eau, il la connaît par ses racines ! se justifie-t-il. Entre lui et moi, un dialogue s’instaure, c’est évident. Nous sommes deux variétés du vivant.” L’agriculture est un tout. “Nous ne sommes pas là juste pour faire un trou et planter un arbre. Tout vibre, tout est parlant. Il existe une intelligence globale de la nature dont nous avons perdu la perception et le savoir.”

Pour entrer encore davantage en connexion avec le sol, ainsi qu’avec la mission qui lui a été confiée, Thierry Gautier se met à la place des espèces qui vont être plantées. “Je suis un arbre, se dit-il. Qu’est-ce qui est bon pour moi ?” Pas n’importe quel arbre : ceux dont Baptiste Saulnier lui a fourni les noms : “beaucoup d’espèces anciennes” aux appellations savoureuses – pommiers Melrose, Pirouette, Topaz ou Rubinette ; reinettes du Mans ou d’Armorique ; poiriers Comice, Conférence ou Comtesse de Paris ; pêchers Amsden, de vigne ou Bénédicte ; figuiers Dorée ou de Dalmatie ; groseilliers Junifer ou Rose de Champagne ; framboisiers Caseilles ; cassissiers Andega ou Noir de Bourgogne…

“Afin de ne pas favoriser les besoins d’une espèce au détriment d’une autre, je me mets à la place du groupe tout entier”, complète Thierry Gautier. Où planter pour que tout le monde soit bien ? Sur lui, le géobiologue porte la liste des variétés et des essences qui seront mises en terre, mais aussi quelques feuilles de chaque espèce, “comme les sourciers opèrent parfois une fiole d’eau à la main, afin que la vibration de l’eau les aide dans leurs recherches”, précise-t-il. Quand je pars en détection, mes pas sont comme des racines qui entrent dans le sol. Je suis l’arbre qui dit où il ne faut pas le mettre pour qu’il pousse en bonne santé. Je me branche sur le plaisir qu’auront les gens à manger des fruits produits par des arbres plantés au bon endroit et entretenus avec amour par les gens qui travaillent ici. Une fois que je suis calé là-dessus, bien canalisé, je peux y aller et me laisser porter par l’énergie du lieu et la finalité de ce verger.”

Le langage des baguettes

Thierry Gautier est géobiologue depuis 35 ans. A force d’expérience, il a développé un ressenti subtil et profond, qui lui permet de travailler les yeux fermés, sans recours aux outils de détection sensible que sont les baguettes coudées. Pour autant, à Chambord, il arbore les siennes, fabriquées en laiton de ses propres mains. “Elles m’apportent une précision incroyable”, explique-t-il. A pas mesurés, l’expert avance, un sac de chaux à l’épaule. Quand il passe dans le champ de rayonnement d’une veine d’eau, les baguettes, jusque-là parallèles, se croisent. Leur mouvement est net, sans appel. “Elles amplifient une réaction inconsciente et quasi imperceptible de mon propre corps”, interprète-t-il.

A ce signal, le géobiologue dépose sur le sol une marque à la chaux naturelle. Puis, toujours guidé par ses baguettes – qui se décroisent quand il sort du champ du rayonnement -, il en évalue la largeur. Ainsi, de points en points, il fait apparaître sur le sol les zones où il conviendra de ne pas planter. “Ce que je trace, ce n’est pas l’emplacement des veines d’eau, mais la limite de leurs rayonnements, insiste-t-il. La nocivité est plus forte sur les bords ; c’est là qu’on enregistre la plus grande différence de potentiel électrique.”

Au final, au bout de deux jours de travail “physiques et harassants” – car requérant beaucoup d’attention -, Thierry Gautier a identifié cinq zones à éviter, variant entre deux et huit mètres de large. “Il est intéressant de constater qu’elles suivent globalement une même direction, qui semble traduire la présence d’un mouvement géologique, note-t-il. L’eau souterraine suit toujours les voies naturelles qu’elle rencontre.” Les tracés qu’il a réalisés ont été photographiés par un drône, dans l’attente de la plantation des arbres fruitiers, qui devrait être effective à l’automne prochain. “C’est une de mes plus belles missions, conclut-il. Chambord est un lieu unique. Et la capacité de l’homme à percevoir les choses s’il s’y connecte de la bonne manière continue de m’enthousiasmer.” Le domaine de Chambord est placé sous l’autorité de la présidence de la République. Qu’une institution aussi prestigieuse fasse appel au savoir-faire d’un géobiologue, dans l’idée de répondre aux enjeux écologiques actuels en retissant entre l’homme et la nature une relation plus attentive et plus juste, est un signal fort.

Reportage paru dans Inexploré Magazine, mars 2020

CHAMBORD, UNE UTOPIE A L’OEUVRE

Né en 1519 de l’imagination de François Ier, inspiré par le génie de Léonard de Vinci, Chambord est un monument singulier. Dès sa première visite, Thierry Gautier a ressenti qu’il pénétrait un lieu privilégié. “Quand on arrive ici, un respect s’installe”, confirme-t-il. Du fait de son royal passé ? Pas seulement. Le géobiologue a grandi dans la Loire ; des châteaux, il en a fréquenté. Celui-ci est à part : “Ce que l’on capte inconsciemment, c’est l’équilibre majestueux de ses forces”. Sur le terrain, à mesure qu’il travaillait, il a perçu combien l’énergie du lieu était “douce, propice au bien-être et à la paix”, similaire à celle des “hauts lieux sacrés”. Un midi, alors qu’il déjeunait dans le parc, il a aussi réalisé combien les proportions du château étaient hors normes, “comme si on avait voulu le tirer vers le haut et vers le bas”, le relier à la fois “aux forces cosmiques et telluriques”. Étienne Guillaumat confirme : l’architecture du château a été conçue dans un dessein énergétique. “Comme la basilique Saint-Pierre de Rome”, il a été construit selon un plan en croix grecque, qui forme un carré, complété en son centre par un escalier à double révolution inspiré du modèle du vortex, dont la spirale ascendante mène aux cheminées et à la tour lanterne, elles aussi pensées “pour renforcer l’effet circulaire”. Dans bien des spiritualités, l’union du carré et du cercle symbolisent l’harmonie de l’homme et du divin. Un rêve de roi… qui attire aujourd’hui un million de visiteurs par an – deux pour l’ensemble du domaine.

ALLER PLUS LOIN

Le rayonnement de la Terre et son influence sur la vie Robert Endrös, éd. Ambre, 2014

Le guide du chercheur d’eau Thierry Gautier, éd. Guy Trédaniel, avril 2020

Votre maison est-elle nocive ? Thierry Gautier, éd. Ouest France, septembre 2020