[ENTRETIEN] François Martin, psyché et physique quantique

François Martin saisit un carnet orné de papillons. « Vous savez ce que symbolise le papillon dans de nombreuses traditions ? demande-t-il. L’âme, soit Psyché en grec. » De tels carnets, le scientifique en possède 167. Depuis trente ans, il y note toutes les synchronicités qui surgissent dans sa vie. Etrange, de la part d’un physicien reconnu pour ses travaux sur les hautes énergies ? Diplômé de l’Ecole normale supérieure, docteur en sciences physiques, François Martin a fait toute sa carrière en physique théorique. A mesure que les synchronicités se sont invitées dans son quotidien, il a cherché à comprendre en quoi elles pouvaient être enrichissantes à titre personnel, mais aussi quelle analogie pouvait être établie entre le fonctionnement du psychisme et celui des particules. La psyché, une structure proche de l’organisation quantique de la matière ?

A quoi le mot “quantique” fait-il référence ?

 En 1900, les physiciens pensaient avoir expliqué tous les phénomènes physiques, à l’exception de ce qu’on nomme « le rayonnement du corps noir ». Dans cette expérience, on s’est aperçu que les calculs théoriques de la fréquence de rayonnement d’un corps chauffé à haute température ne correspondaient pas au résultat expérimental. C’est la première fois que les règles classiques de la physique ne fonctionnaient plus. Max Planck posa l’idée qu’une quantité minimale d’énergie – nommée « quantum » – était toujours présente. Le quantum de l’énergie électromagnétique, c’est le photon. On s’est ensuite aperçu que ces quanta n’étaient pas uniquement des ondes ; ils avaient un aspect corpusculaire. D’où ce paradoxe : une particule peut être à la fois un corpuscule, localisé précisément dans l’espace-temps, et une onde. La physique classique repose sur la logique du tiers exclu : c’est l’un ou l’autre, mais pas les deux à la fois. En informatique, par exemple, on est sur du binaire : un ou zéro. La physique quantique introduit la logique du tiers inclus : on peut avoir un et zéro en même temps.

 Vous faites le rapprochement avec le fonctionnement de la psyché…

Le psychologue Carl G. Jung et le physicien Wolfgang Pauli, les premiers, y ont vu des similitudes. La psyché, c’est tout ce qui concerne à la fois la conscience, c’est-à-dire le fait que nous nous savons être, à un moment et dans un lieu donnés, et l’inconscient. Prenez les rêves : la logique n’y est pas celle du tiers exclu. Jung et Pauli ont supposé que les états mentaux inconscients étaient des systèmes quantiques, intégrant le tiers inclus. Le phénomène des synchronicités est venu appuyer leur théorie.

 En quel sens ?

Une synchronicité, c’est quand un événement extérieur résonne avec un vécu intérieur ; les deux ne sont pas liés par un rapport spatio-temporel de cause à effet, mais par leur signification. Dans la vision classique, la première approche prévaut : si je prends un objet et que je le lâche, il tombe. Son état « par terre » est ultérieur à celui « en l’air ». Et la cause, c’est que je l’ai lâché. Dans les synchronicités, une autre logique domine. Si je pense à quelqu’un et qu’il m’appelle à ce moment-là, ce qui prévaut réside au niveau symbolique.

 Vous avez vous-même été bousculé par ces phénomènes…

C’était en 1991. En marge de mon activité de chercheur, je venais d’écrire une pièce de théâtre nommée L’AstroMinotaure – qui raconte la descente aux enfers d’un astrophysicien. Quelques jours après, j’ai été pris par une multitude de coïncidences déstabilisantes. Je ne connaissais rien aux synchronicités ; mon premier réflexe a été de me dire que Dieu me parlait. J’ai perdu pied ; j’ai dû être soigné. C’est là que j’ai commencé à noter les synchronicités dont j’étais témoin et à essayer d’en saisir les corrélations. Cela m’a aidé. Et comme j’ai mené toute ma carrière en physique quantique, j’ai essayé de comprendre comment le phénomène pouvait fonctionner.

 Qu’en avez-vous appris, en tant que scientifique ?

Dans une synchronicité, le passé, le présent et la potentialité du futur sont réunis dans l’instant présent avec un sens qui les lie. En physique quantique, de multiples expériences montrent que le temps n’existe pas de manière fondamentale, mais qu’il émerge dans les systèmes quantiques quand on les étudie. L’une de ces expériences, dite du « choix retardé du photon », insiste sur le fait que le passé n’existe qu’à partir du moment où il est enregistré dans le présent. La même chose s’applique à toute superposition d’états quantiques : tant qu’une mesure n’a pas été faite, cette superposition continue à exister en tant qu’indétermination du passé. Si l’on fait le parallèle avec les coïncidences signifiantes, on peut dire qu’elles n’existent dans le passé qu’en tant que potentialités. Elles préexistent hors de l’espace-temps, et ne sont créées dans l’espace-temps qu’à partir du moment où on les conscientise.

Que se passe-t-il, plus précisément ?

En physique, ce qu’on appelle le « vide quantique » contient tous les champs quantiques de matière à l’état virtuel. Tous y sont présents sous forme de potentialités, mais aucun n’est activé. Pour que le mode virtuel d’une particule devienne réel, il faut injecter dans le vide quantique une certaine quantité d’énergie. Quand un électron et un positron émergent du vide, ils vont exister 10-22 seconde avant de s’annihiler ; on ne perçoit pas ces états, mais ils jouent un rôle important dans les calculs de l’annihilation électron-positron. De même, on pourrait considérer qu’il existe un champ où tous nos états psychiques ou physiques préexistent à l’état virtuel, même si nous n’en avons pas conscience. L’un d’eux ne deviendrait concret que lorsque nous faisons un choix, volontaire ou non. Avec Belal E. Baaquie, spécialiste de la théorie quantique des champs, nous avons conçu par analogie une théorie quantique du champ de la psyché. On y postule que le psychisme humain est une excitation particulière d’un champ de nature quantique, sous-jacent et universel.

Quel lien entre conscience individuelle et conscience universelle ?

En 1969 à Bombay, j’ai rencontré un yogi sur une plage. Je lui ai demandé : « Qu’est-ce que la réincarnation » ? Il a répondu : « Regardez l’océan. C’est Dieu. Et chacun de nous est une vague qui naît de l’océan et retourne à l’océan. » Le psychisme d’un individu est la vague créée dans l’océan sous-jacent du champ de conscience universelle. Jung a distingué un champ propre à l’individu, contenant ses états conscients et inconscients, et un autre collectif, correspondant aux échanges conscients et inconscients entre les individus – ainsi qu’entre eux et l’inconscient collectif (qui contient les idées communes à l’humanité, les mythes, les archétypes). Mais ultimement, il n’y a qu’une seule conscience, qu’un seul champ universel, contenant les germes de toutes les formes possibles de subjectivité pouvant exister dans l’Univers.

Quels autres parallèles peut-on faire entre le fonctionnement du psychisme et les lois de la physique quantique ?

Prenez ce dessin qui représente à la fois une vieille femme et une jeune femme. Les deux y sont, mais il est impossible de les voir en même temps. C’est ce qu’il se passe en physique quantique : le résultat d’une mesure y est toujours indéterminé. La seule chose que l’on puisse calculer, c’est la probabilité d’obtenir tel ou tel résultat. Quand vous regardez l’image des deux femmes, vous allez en voir une, mais il est impossible de savoir à l’avance laquelle. Le psychisme a lui aussi sa part d’indétermination.

Cet exemple souligne le rôle, dans « l’apparition » de tel ou tel résultat, du regard de celui qui fait l’expérience…

En physique classique, le résultat d’une expérience existe indépendamment de celui qui la mène. Pas en physique quantique, où l’on s’est aperçu que le physicien faisait partie de l’expérience. En décidant quelle expérience il va faire, il participe au résultat. On ne peut plus séparer le sujet de l’objet.

Dans le cas des synchronicités, qui est l’observateur qui fait apparaître le signe : nous ou ce que Wolfgang Pauli nommait un « ordonnateur invisible » ?

De mon point de vue, il y a co-création entre l’Univers et nous. Les synchronicités nous semblent plus fréquentes lorsque nous traversons des périodes difficiles, parce que notre ouverture y est plus grande, mais en réalité, elles sont là tout le temps. A l’époque où je n’allais pas bien, je me suis retrouvé à errer dans Paris. Je n’osais pas rentrer chez moi. J’étais Place Maubert devant une file de taxis, je ne savais plus quoi faire, quand un taxi est arrivé et a demandé s’il n’y avait personne pour Joinville-le-Pont. Or j’ai une sœur à Joinville-le-Pont ! J’ai dit : « Si », et il m’a emmené chez elle ; cela a résolu mon problème. Il y a là la notion de Providence : ce n’est pas moi qui aie fait venir ce taxi ; il y a eu co-création entre mon désir de sortir de ma situation et l’Univers, qui m’a envoyé une solution. L’opportunité s’est présentée, mais j’aurais pu ne pas la saisir. Les informations affluent en permanence, mais le choix de les considérer nous appartient. J’ai personnellement décidé de me laisser guider par les synchronicités mais parfois, je me trompe dans leur interprétation. Comme en physique quantique, c’est un processus auquel nous participons. Et comme en physique quantique, il y a toujours les deux aspects : nous, et l’Univers.

Vous croyez en Dieu ?

Mon ami le mathématicien Alain Connes pense que la vérité ultime est mathématique. Il faudrait arriver à trouver l’espace initial qui génère le reste… Personnellement, je crois que tout n’est pas mathématique. Dans la vision chrétienne, ce qui contrôle la Providence, le Grand Tout, c’est l’Amour. Cet Amour, je l’ai expérimenté. Je suis converti à l’idée que dans l’au-delà, ce n’est pas le néant. Les mystiques de toute religion en ont eu l’intuition : il y a une puissance universelle que nous pouvons plus ou moins approcher, et dont nous sommes une manifestation.

Cette Source est-elle au-delà de l’espace et du temps ?

En physique théorique, l’espace de Hilbert est une superstructure abstraite qui modélise les états quantiques. Cet espace traite d’états virtuels qui n’existent pas dans l’espace-temps physique. Il est statique, sans temps. Mais dès que l’on y fait une mesure, c’est-à-dire dès qu’un observateur pénètre à l’intérieur, un état « classique » se détermine ; le système se modifie et cela engendre le temps. De même, on pourrait considérer que les états de la psyché humaine ne sont pas situés dans l’espace-temps. Notre appareil de mesure est notre cerveau ; c’est lui qui détermine nos états conscients. Mais il y a aussi les rêves, les expériences subjectives de sortie hors du corps, les expériences de mort imminente… Les gens y accèdent à des informations hors des contraintes de l’espace et du temps.

Vous avez mené des expériences avec les chercheurs Federico et Giuliana Carminati. Qu’ont-elles mis en lumière ?

 Cent images ont été rassemblées de manière aléatoire en cinquante paires, puis ont été présentées à un groupe de participants. Chacun devait très rapidement choisir une image parmi les deux. Statistiquement, on aurait dû obtenir une répartition égale entre les images. Mais on s’est aperçu que même dans un groupe où personne ne se connaissait, les choix réalisés déviaient par rapport à la statistique. Une corrélation s’installait entre les participants, dès la constitution du groupe. En physique quantique, on parle d’intrication : à partir du moment où deux particules ont été en contact, lorsqu’on agit sur l’une, cela se répercute instantanément sur l’autre, même lorsqu’elles sont éloignées de milliers de kilomètres. Ce n’est pas un transfert d’information – la mesure des temps en physique quantique prouve qu’il faudrait que l’information passe de l’une à l’autre à une vitesse supérieure à celle de la lumière, ce qui est a priori impossible. Il s’agit donc d’une propriété de non-séparabilité, indépendante de toute notion d’espace et de temps. Par analogie, on peut poser l’hypothèse que le psychisme d’un individu n’est pas un système isolé, ni séparable. Il existe une corrélation inconsciente à distance entre les psychismes – d’autant plus forte que le lien affectif entre les personnes est grand.

 Quelle philosophie en tirez-vous ?

J’ai compris qu’il était illusoire de vouloir contrôler les situations. Vivre au temps quantique, c’est prendre une distance par rapport à une vision locale et individuelle, pour aller vers une façon de pensée globale et collective. Si je n’impose pas mon ego, cela se passera mieux. Il ne s’agit pas de le tuer complètement – nous sommes des individus –, mais d’essayer de diriger au minimum notre vie ; car alors, des choses un peu magiques surviennent. On revient au taoïsme, au non-agir et à la puissance du moment présent.

Entretien paru dans Inexploré Magazine, printemps 2021

ANECDOTE : ON DEMANDE FRANCESCO MARTINI !

 En 2001, François Martin se rend à Busseto, ville natale de Verdi, pour y assister à un opéra. Lui prend le train, un couple d’amis fait la route en voiture. Il est convenu qu’ils le récupéreront en gare de Parme. Sur place, François Martin attend. Un appel en italien demande à un certain Francesco Martini de se présenter à l’accueil. Le physicien n’y prête pas attention, jusqu’à réaliser qu’il s’agit peut-être de lui ! Effectivement, ses amis ont appelé pour prévenir qu’ils seraient en retard. Le lendemain, alors qu’ils se baladent dans Busseto, François Martin est attiré vers la boîte aux lettres d’une maison, pourtant assez éloignée de lui. Un nom est indiqué sur la boîte : Francesco Martini !

UN LIVRE EN COOPÉRATION AVEC THI BICH DOAN

Praticienne en soins holistiques et coach de vie, Thi Bich Doan pratique les arts martiaux depuis l’enfance, et les techniques méditatives depuis une vingtaine d’années. Titulaire d’un doctorat de philosophie, d’un master en sciences cognitives et d’une licence en psychologie, elle s’intéresse à l’expérience perceptive directe – c’est-dire au chemin d’accès intuitif, non volontaire, aux phénomènes synchronistiques et à la conscience universelle. Elle a pris contact avec François Martin alors qu’elle préparait sa thèse. Entre eux, les coïncidences ont tellement abondé qu’ils ont décidé d’écrire un livre ensemble, mettant en parallèle leurs approches.

A l’heure des synchronicitésThi Bich Doan et François Martin, Éd. BoD, 2020.