[DE CE MONDE] Denez ré-enchante la gwerz

 

L’histoire se passe en 1992 aux Trans Musicales de Rennes – l’un des grands rendez-vous français du rock. Un homme de 26 ans entre sur scène. Seul, vêtu de noir. Aucun musicien ne l’accompagne. Il se met à chanter. A cappella. En breton. Une main sur l’oreille. Un chant tragique, issu du fonds des âges. Une gwerz.

C’était Gwerz Penmarc’h”, se souvient-il. Un chant traditionnel racontant un naufrage en pays bigouden. “J’avais la lumière d’un projecteur dans les yeux, je ne voyais pas le public”, détaille-t-il. Devant lui, que du noir. Et à la fin, un long silence. “Je me suis dit qu’ils étaient tous partis !” Mais non : si le public se tait, c’est qu’il est sous le choc. Saisi par la force de ce qu’il vient d’entendre. Quelques secondes en suspens, et puis c’est le triomphe. Denez Prigent précipite la planète rock dans un univers qui lui est alors inconnu.

Ils ont traversé la tempête avec mon chant sans qu’ils s’en rendent compte”, sourit le musicien. Trente ans plus tard, quand celui-ci interprète une gwerz, les cœurs se serrent encore. Que l’on parle ou non breton, que l’on s’y connaisse ou non en culture celtique, impossible de ne pas être transpercé par la force mélodique de ce répertoire chargé d’histoire.

UNE TRADITION ANCESTRALE

Au départ étaient les bardes. On est au cinquième siècle après Jésus-Christ. Les bardes gallois en exil et les bardes armoricains dépendent des seigneurs. Ils en reçoivent la protection, à condition de remplir leur mission : chanter la vie du clan, les tragédies, les faits marquants, les événements du temps. Guerres, naufrages, meurtres, famines, épidémies, perte d’un être cher… La gwerz est la voix qui sublime le tragique. “Non seulement les bardes parvenaient à rendre magnifiques de poésie des épisodes dramatiques, mais ils en étaient les participants ou les témoins directs, précise Denez. La mémoire transmise par la gwerz est chargée de cette vérité ; les gens le ressentent.”

On est loin, pourtant, des formats dictés par la société de l’entertainment. Une gwerz peut compter une centaine de couplets, son chant durer plus de dix minutes. Et les thèmes qu’elle aborde n’esquivent pas le malheur du monde. Là, il n’est pas question de se distraire de ses soucis, mais au contraire d’utiliser la force cathartique du chant pour exorciser peurs, morts, douleurs et traumatismes. 

La gwerz permet de sortir ces deuils de soi, de les partager avec d’autres et de les transmuter en quelque chose de beau, confirme Denez. Aujourd’hui, les médias s’enflamment quelques jours pour une information puis passent à autre chose. Par la force de la poésie, la gwez inscrit l’événement dans le temps, dans l’émotion et dans le patrimoine, de sorte qu’il reste vivant. Certes, ces chants sont tristes, mais ils prennent la douleur que l’on porte, comme dans le blues. Après avoir chanté, on se sent lavé, libéré.”

DE L’ORDRE DU SACRÉ

Entre Denez et la gwerz, tout commence lorsque sa grand-mère lui offre un “vieux cahier” dans lequel les gens de sa famille avaient coutume “d’écrire des chants”. Un texte le bouleverse : le naufrage d’un navire, la mer qui se fend en deux, Saint-Jean entre les flots, un enfant au milieu, miraculé. “C’était d’une poésie extraordinaire, remplie de métaphores, de symboles et d’images très fortes”, relate-t-il. Instantanément, il sait qu’il est en présence de quelque chose qui le dépasse, quelque chose “d’intemporel, d’universel, de l’ordre du sacré.” Comme si “toutes les cellules” de son corps s’étaient soudain “mises à briller.

Ce sentiment se confirme lorsqu’il tombe sur le Barzaz-Breiz, un recueil de gwerz collectées et traduites au XIXe siècle par le Breton Théodore Hersart de La Villemarqué. “Jusque-là, indique Denez, ces chants s’étaient transmis de génération en génération oralement. Au départ, les bardes refusaient même qu’ils soient écrits, parce que c’était prendre le risque qu’ils soient rangés au fond d’un tiroir puis oubliés ! Un papier peut brûler dans un incendie, se perdre dans un déménagement, sans que personne n’ait pris soin de garder son texte en mémoire…” C’est pourtant le Barzaz-Breiz qui permet à Denez de découvrir la richesse de ce patrimoine et de ressentir à sa lecture une “épiphanie”. “Face à la beauté de ces récits venus du fond des âges, j’ai été submergé par un tsunami émotionnel”, confirme-t-il.

D’abord apanage des nobles et des érudits, la gwerz s’est transmise progressivement au peuple. Le temps des mots est un temps long : en breton, quand il s’agit d’écrire une gwerz, on parle de “lever une gwerz”, comme on lève un mur, comme on bâtit  une cathédrale. “Les mots sont des pierres, approuve Denez. On les pose, on laisse passer le temps, on les reprend, on les peaufine, on les polit. Les gwerz sont souvent l’œuvre de plusieurs génies poétiques qui se sont succédé à travers les âges pour les ciseler, comme un diamant.”

LA BRETAGNE AU COEUR  

Denez est né en 1966 près de Roscoff, en pays de Léon (l’un des quatre pays bretons). Son enfance est marquée par ses promenades le long des grèves, les embruns, le goût du sel et la musicalité de la langue que parlent alors encore les anciens. Denez en aime le rythme, la puissance. Elle le relie à sa terre, à son âme magnétique, à son histoire millénaire. Puis il y a Brel, qui le bouleverse, puis les sœurs Goadec – dont les chants très anciens lui donnent envie de chanter en breton.

Le jeune homme enchaîne les Festoù-noz et les Kan Ha Diskan – une technique traditionnelle de chant à danser a capella. Puis viennent les Trans Musicales, la composition, les scènes partout dans le monde. Son titre Gortoz a ran, interprété avec la chanteuse de Dead Can Dance Lisa Gerrard, repris dans la bande originale du film Black Hawk Down de Ridley Scott, compte soixante millions de vues sur Internet. Puis pointe l’envie, à un moment, de revenir à la source en retrouvant le chemin de la gwerz.

Pendant dix ans, de 2005 à 2015, le musicien se met en retrait pour suivre le flot de son inspiration et en compose près de cent cinquante, participant ainsi à enrichir la tradition. “J’espère qu’elles seront reprises et chantées par d’autres”, avoue-t-il. En Bretagne, si vous frappez à une porte pour demander de l’aide, il n’est pas rare qu’on vous propose à boire et à manger. Mais si vous interrogez une famille sur son répertoire de gwerz, les langues risquent d’avoir du mal à se délier. “Les gens savent que ces chants ont une valeur, indique Denez. On ne les confie pas à n’importe qui. Il faut montrer patte blanche, prouver la sincérité de son intérêt. C’est précieux.”

UNE PUISSANCE CATHARTIQUE

Dans les cultures chamaniques, les chants jouent un rôle important. En Amazonie par exemple, les guérisseurs utilisent des mélodies lancinantes nommées icaros pour insuffler une vibration et véhiculer une énergie de nettoyage, de protection ou de guérison. De même, estime Denez, la gwerz a le pouvoir “positif d’emporter les gens”, même s’ils n’en connaissent ni l’origine ni le sens. 

Très souvent, ces chants étaient interprétés dans le cadre de veillées”, précise-t-il. Ce sont des chants monodiques – c’est-à-dire “avec peu d’écart entre les notes” – qui, par leur côté monocorde, long et répétitif, ainsi que par “les notes bleues qu’ils comportent” (des quarts, cinquièmes ou sixièmes de ton “pareils à des pleurs”), font rentrer les gens dans un espace particulier. “Le temps s’arrête, confirme le musicien. On est happé. Et quand on en sort, on sent bien que la gwerz nous a emmenés vers un autre état.”

Un état où visible et invisible cohabitent, où la mort côtoie la vie sans tabou, où le fantastique trouve droit de cité. “En Bretagne, les animaux parlent, on les vouvoie, on leur demande conseil, explique le musicien. Par leur proximité avec le monde invisible, ils disposent d’un savoir que les hommes n’ont pas. Ils s’en font l’intermédiaire. Ce n’est pas du folklore, mais une relation naturelle, très vivante.” La mort, elle, s’y trouve personnifiée sous la forme de l’Ankou, un spectre doté d’une faux montée à l’envers, d’une cape et d’un grand chapeau dont la conscience “fait mieux aimer la vie”. 

RENDRE HOMMAGE

Bien des peuples ont leurs chants de plainte. Fado, Morna, Lamentu… Autant de chants tissés de douleur et de renaissance, de stupeur et d’acceptation, qui font communauté comme autant d’échos à nos drames intimes ou universels, historiques ou contemporains, pour nous ramener à notre humanité.

En 1999, j’ai composé une gwerz en hommage à la grande famine orchestrée par Staline en Ukraine en 1932, illustre Denez. J’avais vu un documentaire sur le sujet qui m’avait particulièrement touché, au point d’éprouver le besoin de mettre mon émotion en mots et en musique.” Ce chant, nommé Gwerz Kiev, a voyagé jusqu’à l’ambassade d’Ukraine, puis s’est retrouvé mis en images sur le web, touchant par ce biais des centaines de milliers de personnes.

Les gens y laissent des mots en commentaire de la vidéo, comme on pose des fleurs au pied d’une tombe ou d’un monument commémoratif, ressent Denez. Là réside toute l’âme et le but de la gwerz. Quand les choses retrouvent ainsi leur raison d’être, on est au-delà du folklore et de la tradition.

Article paru dans la revue Natives – Janvier 2023

Ur mor a zaeloù – Une mer de larmes. Douzième album de Denez, enregistré dans l’église de Saint-Brandan de Lanvellec (Trégor). Arsenal Productions. Distribution : Idol et Coop Breizh Diffusion, 2022.